American Inequalities and the Vote for the Right

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Les inégalités américaines et le vote à droite

La défaite d’Obama doit être interprétée comme l’acceptation par les Américains de la rudesse du monde neuf. Si les inégalités explosent, elles semblent pour l’instant admises et n’ont pas empêché le vote républicain.. Il reste à savoir si ce nouveau modèle inégalitaire peut rester durable.

Pour des yeux européens, l’Amérique file un drôle de coton. Au moment où les inégalités explosent, où la reprise qui se confirme laisse la moitié de la population de côté avec des revenus en stagnation ou en baisse, les Etats-Unis votent pour une droite dure. Les Américains pénalisent Barack Obama pour avoir voulu introduire des lois « de gauche » sur la santé, l’immigration, les armes, la pollution. Le président a sûrement beaucoup de défauts personnels qui expliquent une part de la désaffection qu’il subit, mais il n’en reste pas moins que la victoire des républicains envoie un camouflet cinglant à ce que les Européens défendent sous le nom de solidarité.

L’examen des votes débouche sur un bilan où subsistent d’étonnants contrastes. Dans le même temps qu’ils punissaient le président « de gauche », les Américains ont approuvé, par des référendums parallèles, de fortes hausses du Smic – y compris dans des fiefs républicains –, l’autorisation de vente du cannabis, l’interdiction du gaz de schiste à Denton, ville du Texas, et une taxe sur les sodas à Berkeley. L’explication donnée, celle d’une radicalisation de l’électorat autant vers la droite que vers la gauche, montre que la victoire républicaine générale ne va pas sans forces dans l’autre sens, sans frictions rudes. Il n’est pas facile de comprendre, toujours avec des yeux européens, comment une société aussi déchirée peut être viable. Mais c’est l’Amérique…

Revenons au sens général du vote et à l’apparition d’une société moins solidaire, majoritairement décidée à écarter tout retour à des mesures fiscales redistributives du siècle passé. Erreur des Européens encore, qui avaient cru incontournable le grand débat sur les inégalités ouvert par le succès du livre de Thomas Piketty. Le débat ne s’est visiblement ouvert que dans les cercles europhiles de la côte Est. Les inégalités qui choquent tant en Europe semblent là-bas admises. La mondialisation et l’explosion technologique ont fait fondre les emplois de la classe moyenne. Ici, on s’alarme de cette atrophie qui menace la justice sociale et les fondements de la démocratie représentative, là-bas non. Comme si la pente de l’ascension sociale était devenue beaucoup plus raide, mais que c’est un état de fait. Au XXe siècle, l’ascenseur social était automatique pour tous, ou presque, au XXIe, c’est fini. Il y a beaucoup moins d’élus, mais ceux qui parviennent en haut gagnent beaucoup plus. La motivation en somme n’est que plus forte.

La seule question posée, avec des yeux américains, est de quitter les jobs en perdition, ceux qui ne donneront que des salaires en baisse parce qu’ils sont remplacés à moins cher par les Asiatiques ou les robots, et d’en inventer d’autres. Le défi n’est pas de redistribuer, de vouloir revenir vainement en arrière, mais de créer des emplois nouveaux, plus qualifiés ou protégés du grand vent de la mondialisation. La défaite d’Obama doit être interprétée comme l’acceptation de la rudesse du monde neuf, comme un retour aux racines américaines de la lutte personnelle pour la vie, quelles que soient les intempéries et les adversités que la nature vous impose.

Le modèle européen n’est évidemment pas celui-là, du moins jusqu’à présent. Sauf à penser que l’Amérique nous précède et que, justement, pour sortir de sa crise, l’Union a besoin de s’inspirer à nouveau d’elle et d’abandonner, largement, son vieux modèle social trop coûteux. Vaste débat à venir.

En attendant, il est une catégorie qui n’a pas massivement basculé comme les électeurs américains : les économistes. Beaucoup, peut-être une majorité, restent très interrogatifs sur la durabilité du nouveau modèle inégalitaire. La reprise de la croissance se confirme, certes, mais elle laisse la moitié des revenus en déclin et elle est pâlote, 2,5 %, ceci expliquant cela. Comme le résume Larry Summers : « Les inégalités en hausse accroissent la part de ceux qui ont une moindre propension à dépenser » (1). Il y a excès d’épargne et restriction des investissements et de la consommation.

Et de rappeler qu’Apple par exemple mais aussi tous les grands géants mondiaux, sont assis sur des montagnes de cash dont ils ne savent que faire. La capture de la richesse par les « happy fews », entreprises et ménages, aboutit à une insuffisance de la demande agrégée, au niveau des pays comme au niveau mondial, qui explique le ralentissement de l’économie post-crise.

Dans le camp d’en face, les inégalitaires, on pense que taxer les riches va les faire partir ailleurs, va les décourager d’innover et, au total, freine la vraie croissance. Thomas Piketty tente de repousser ces arguments en montrant que la captation par les hyper riches est allée bien au-delà, ce qui serait la juste rémunération de leurs talents et de leurs dépenses d’innovation (2). Leur richesse est anti-croissance mais elle est si forte qu’ils ont acquis un pouvoir d’influence politique décisif sur les élus par lobbying, sur les think tank par financement et sur les électeurs par un flot continu de spots télévisés, et qu’ils sont aptes à tuer dans l’œuf toute velléité d’impôts redistributif. L’Amérique serait entrée dans une ère oligarchique où la richesse assure sa domination en achetant les esprits. Le scrutin de mi-mandat en serait la triste démonstration.

Thèse forte, évidemment contestable. Mais il faut l’admettre, le vote des Américains est perturbant.

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