Do Not Feed the Poor

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Qui n’a jamais entendu parler de Fort Lauderdale ? C’est une assez grosse ville, pourvue de nombreux hôtels et condominiums, sur la côte est de la Floride, quelque part entre Miami Beach et Jupiter.

Fort Lauderdale s’est récemment ajoutée à la vingtaine de municipalités qui ont rendu illégal le fait de donner à manger aux pauvres dans la plupart des lieux publics. Une dizaine d’autres villes, au moins, s’apprêtent à en faire autant aux États-Unis.

Il y a une semaine et demie, Arnold Abbot, un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale âgé de 90 ans, qui travaille depuis des lustres pour l’organisation caritative oecuménique Love thy Neighbour, y a été arrêté en compagnie de deux ministres du culte alors qu’il servait des repas chauds dans un parc situé près de la plage. « Lâche cette assiette ! », lui a crié un agent sorti d’une voiture aux gyrophares allumés. La police agissait en vertu d’un nouveau règlement adopté l’avant-veille à 3 h du matin.

Les personnes interpellées risquent des amendes allant jusqu’à 500 $, et même une peine de prison de 60 jours. Elles se disent prêtes à récidiver. D’autres citoyens se sont mis à défier les nouveaux règlements, lesquels seront sans aucun doute contestés devant les tribunaux.

On estime à 10 000 le nombre de sans-abri à Fort Lauderdale, pour une population de 166 000 habitants. Jusqu’au début de novembre, il ne fait pas trop froid dans des grandes villes agréables comme New York, Washington ou La Nouvelle-Orléans, mais quand la « bise » est venue, plusieurs itinérants se dirigent vers le sud de la Floride, où les hivers sont beaucoup plus cléments.

On en compte environ 634 000 dans l’ensemble du territoire américain, dont 100 000 « sans-abri chroniques ». Les chiffres ont légèrement diminué ces dernières années, mais étant donné les bas salaires et la faiblesse des programmes sociaux, ils restent élevés et comprennent des personnes qui occupent des emplois.

Il y a plusieurs façons de limiter l’action des organisations caritatives qui nourrissent les pauvres. La plus largement utilisée consiste à interdire la distribution de nourriture dans la plupart des espaces publics ou à soumettre celle-ci à des conditions très sévères. À Fort Lauderdale, par exemple, il est maintenant interdit de le faire à moins de 500 pieds d’une résidence. Cette distance équivaut presque à un terrain de football et demi ! Certaines villes exigent un permis, rarement gratuit, pour organiser une soupe populaire. D’autres soumettent les groupes communautaires à tous les règlements sanitaires qui s’appliquent aux restaurateurs professionnels.

Comme c’est le cas pour la plupart des controverses, on peut trouver des arguments valables chez les différents protagonistes. Il est vrai que les riverains d’un parc ont droit à la quiétude. Il est tout aussi vrai que la nourriture servie au public doit être sans danger. Il est indéniable que les repas gratuits ne constituent pas une solution complète aux problèmes de pauvreté et d’itinérance, même s’ils font partie de la solution.

Il reste qu’on cherche en vain dans le discours des adversaires des soupes populaires en plein air, comme le maire Jack Seiler de Fort Lauderdale, la moindre velléité de s’attaquer à ces problèmes sociaux à la source. Leurs propos dénotent plutôt une volonté de criminaliser la pauvreté et de chasser les pauvres le plus loin possible. Un cas typique du syndrome pas-dans-ma-cour.

Les arrestations survenues à Fort Lauderdale ont été couvertes par les médias nationaux américains. Certains chroniqueurs ont rappelé que des milliards ont été dépensés en publicité lors des dernières élections de mi-mandat. D’autres ont signalé que des sommes comparables iront bientôt à l’achat des décorations de Noël.

Plusieurs organisations caritatives liées à des églises de diverses dénominations affirment que le fait de les empêcher de venir en aide aux démunis contrevient au premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit la liberté de religion. « Tout être humain a le droit d’aider son semblable », affirmait Arnold Abbott à la télévision après sa récente interpellation.

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