Pourquoi Obama a perdu
Aux Etats-Unis, la plupart des indicateurs économiques clignotent dans le bon sens. Cela n’est pas arrivé depuis longtemps. Les Européens sont jaloux. Les marchés boursiers sont heureux. Les perspectives d’avenir sont encore meilleures. Alors, pourquoi cette défaite, cette déroute, des démocrates de Barack Obama aux élections de mi-mandat du 4 novembre ?
D’où vient cette déconnexion entre une conjoncture économique apparemment favorable au parti du président et des résultats politiques calamiteux ? La question est, bien sûr, à réponses multiples. Mais l’une d’elles intéresse l’Europe autant que les Etats-Unis. Au-delà des spécificités américaines, le paradoxe de ce résultat du 4 novembre tiendrait à ce malaise commun qui taraude les pays occidentaux : la montée des inégalités.
Reprenons. L’économie américaine connaîtra une croissance de 1,7 % cette année et de 3 % en 2015. De 8,1 % fin 2012, le taux de chômage est tombé à 5,9 %. « Nous avons créé quelque 10 millions de jobs en cinquante-cinq mois de création d’emplois ininterrompue dans le secteur privé », dit Obama. Les finances publiques se redressent, la balance commerciale aussi. L’avenir énergétique est assuré. Joli tableau de bord pour un pays qui est au bord du gouffre quand Barack Obama entre à la Maison Blanche, en janvier 2008.
Explosion des inégalités
En d’autres temps, pareil bilan eût été un ticket électoral gagnant – le contraire de ce qui vient d’arriver aux démocrates : ils sont maintenant minoritaires dans les deux Chambres du Congrès. Mais nous ne vivons pas des temps ordinaires. Même si nous continuons à scruter l’actualité avec des lentilles achetées dans les années 1960.
La reprise américaine est plus que jamais à deux vitesses. Elle profite peu ou pas assez à la majorité des Américains. Découragés, nombre de demandeurs d’emploi n’en cherchent plus : ils sortent de la statistique du chômage. Les salaires augmentent à peine. Même si l’inflation est très faible (1,2 %), la reprise ne change rien à cette donnée fondamentale de l’économie américaine : le tassement continu des revenus médians. Dans presque toutes les circonscriptions où un sénateur était soumis à réélection, note le New York Times, le revenu moyen a baissé depuis 2007.
Quelques jours avant le scrutin, Obama, souvent meilleur analyste que politique, observait : « Les Américains moyens ne voient pas leur revenu augmenter. Alors, bien que la situation se soit améliorée, ils sont toujours inquiets, non seulement pour leur futur, maisaussi pour celui de leurs enfants. » Sondage CBS la semaine du vote : seuls 27 % des Américains jugent que le pays est dans la bonne direction.
Certains économistes, comme l’ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers, pensent que l’absence de progression du revenu moyen fragilise la reprise. Ni la consommation ni l’investissement ne repartent suffisamment. Summers y voit le risque d’une stagnation de longue durée, entretenue par cette faiblesse structurelle de la demande. Mais la majorité des économistes ne remet pas en question le fait central de l’économie américaine, cet arrêt de la hausse des revenus moyens depuis près de quarante ans, ni son corollaire : l’explosion des inégalités.
Coût politique
Les chiffres abondent qui en donnent la mesure (Le Monde des 6 septembre et 29 octobre). Mais le tableau le plus saisissant a été dressé, le 17 octobre, à Boston, par la présidente de la banque centrale des Etats-Unis, la Réserve fédérale (Fed), Janet Yellen. En 1989, 5 % des plus riches des Américains disposaient de 54 % de la richesse du pays ; en 2010, leur part s’élevait à 61 % ; en 2013, elle atteignait 63 %. « Je me demande si cette tendance est compatible avec les valeurs qui sont celles de notre nation et notamment l’importance que nous attachonsà l’égalité des chances », interrogeait Janet Yellen.
La classe moyenne décroche. En 2014, les Etats-Unis sont aussi inégalitaires qu’au début du XXe siècle. Mondialisation économique, révolution technologique, baisse de la part des salaires dans le revenu national et hausse de la part du capital, effet collatéral des politiques monétaires laxistes, etc. : on spécule sur les causes des inégalités. On questionne leur impact sur la croissance. Mais on s’interroge moins sur leur coût politique. La colère diffuse des classes moyennes en ce début de XXIe siècle dans les économies développées a une traduction politique. Elle prend la forme du Tea Party aux Etats-Unis et des formations protestataires en Europe, d’une remise en cause générale des élites, d’une défiance à l’égard de la politique, d’une abstention électorale croissante, d’une volonté récurrente de « sortir les sortants ».
Dans un environnement économique, technologique et médiatique aussi bouleversé qu’aujourd’hui, les électeurs ne vont pas gentiment continuer à répartir leurs voix entre le centre droit et le centre gauche. La représentation politique aussi va changer. Les Américains qui sont allés aux urnes le 4 novembre n’ont pas voté pour un programme républicain. Il n’y en avait pas, au-delà d’une démolition systématique d’Obama. Ils ont d’abord voté « contre » le pouvoir en place incarné par le président. Leur mauvaise humeur se retournera contre les républicains dès lors qu’ils occupent une partie du pouvoir.
Hypothèse : il n’y a sans doute pas de remède rapide à l’explosion des inégalités, phénomène majeur de l’époque. C’est une vérité qu’on n’a pas l’honnêteté de dire quand on est dans l’opposition. Et qui est vécue dans la douleur quand on est au gouvernement – à Washington ou à Paris.
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