The American Suicide

 

 

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Le suicide américain, par Donald Morrison

Ces derniers temps, il est devenu difficile d’entrer dans une librairie, d’ouvrir un magazine ou d’allumer sa télévision sans tomber sur le ténébreux visage d’Eric Zemmour. Ce provocateur de génie est devenu l’auteur le plus sulfureux de la rentrée grâce à son best-seller, Le Suicide français (Albin Michel, 544 p., 22 euros). Au premier abord, j’ai cru qu’il s’agissait d’un polar. Mais non, le livre se veut un ouvrage sérieux.

Sérieux certes, mais aussi largement à côté de la plaque. Ce n’est pas tellement que l’analyse de Zemmour soit erronée – sans le moindre doute la France souffre d’une économie en lambeaux, ne sait pas quoi faire de ses immigrés et l’ineptie de sa classe politique a désormais éclaté au grand jour. Non, Zemmour a tort car il surestime à l’extrême la gravité de la situation. Un suicide français est tout aussi probable qu’un dîner aux chandelles entre François Hollande et Valérie Trierweiler dans les salons de l’Elysée.

Pour le comprendre, il faut tourner son regard vers un pays qui est vraiment en train de se donner la mort : les Etats-Unis d’Amérique.

Prenez les résultats des récentes élections de mi-mandat. Par leur vote, les citoyens américains ont décidé de confier le contrôle du Sénat à l’opposition républicaine tout en renforçant sa mainmise sur la Chambre des représentants. Ce même Parti républicain qui a baissé le rideau de l’administration en 2013 pendant les dix-sept jours de shut down, et qui menace de recommencer tout en bloquant pratiquement chacune des principales initiatives du président Obama. Ce même parti dont le dernier représentant à la tête de l’Etat, George W. Bush, a envahi un pays sur le fondement de mensonges, a autorisé le recours à la torture et, avant de partir, a laissé se propager la plus grave crise économique que le monde ait connue depuis un siècle.

« Obama bashing »

Ces hauts faits républicains n’ont pas empêché la dernière campagne électorale de se nouer autour de l’image du président Obama, dont la cote de confiance a atteint un plus bas historique avec 40 % d’opinions positives (même s’il est des responsables français que cette popularité ferait rêver). La raison exacte pour laquelle Obama est l’objet d’un rejet par tant de ses concitoyens demeure un mystère. Après tout, il a réparé l’essentiel des dommages causés à l’économie et à la diplomatie américaine par son prédécesseur tout en mettant en œuvre des réformes majeures des systèmes de santé et d’immigration. Mais l’Obama bashing est un exutoire pour l’humeur nationale, et les sondages montrent de façon constante que, pour la plupart des Américains, leur pays « va dans la mauvaise direction ».

L’Amérique s’effondre, au sens propre. Partout dans le pays, des ingénieurs mettent en garde contre la multitude de ponts et de tunnels dont l’état ne garantit pas la sécurité de ceux qui les empruntent. Les aéroports et les autoroutes du pays sont au maximum de leurs capacités, il n’existe pas de réseau de train à grande vitesse (le réseau ferroviaire est lui-même dérisoire, là où il existe) pour partager le fardeau. L’Internet dit « à haut débit » est le plus lent du monde développé, ce qui n’empêche pas les opérateurs d’appliquer les tarifs les plus élevés. En dépit de tous ces signes de détérioration, les appels d’Obama à reconstruire les infrastructures du pays sont tombés dans l’oreille d’un sourd, celle du Congrès.

Les Américains se tuent également eux-mêmes, individuellement. Malgré la récente réforme du système de santé, les médecins, les médicaments et les hôpitaux américains demeurent les plus chers du monde sans pour autant toujours être les plus efficaces. Les indices de santé publique sont au-dessous de la moyenne des pays riches, y compris pour l’espérance de vie et la mortalité infantile. Environ deux tiers des adultes américains sont en surpoids, la moitié d’entre eux sont franchement obèses (c’est deux fois moins en France). Parce que la contraception – et l’information qui l’accompagne – est limitée, plus de 30 % des adolescentes sont tombées enceintes au moins une fois, 80 % d’entre elles sans l’avoir désiré.

Nation durable

Et, si leurs mauvaises habitudes ne suffisaient pas à les envoyer ad patres, les Américains peuvent compter sur leurs armes à feu – il y en a 300 millions dans tout le pays, pratiquement une par habitant. Chaque année, 31 000 personnes meurent par arme à feu aux Etats-Unis, c’est 16 fois plus qu’en France. Les fusillades dans les écoles sont devenues si courantes – il y en a eu près de 100 depuis la fusillade de Newton en décembre 2012, au cours de laquelle 20 enfants ont été assassinés dans leur école primaire – qu’elles ne font même plus la « une » des journaux. Parfois, un seul décès par arme à feu peut susciter la passion, comme dans le récent assassinat d’un jeune Noir non armé par un policier blanc à Ferguson, dans le Missouri. Les émeutes qui ont suivi soulignent un autre problème qui continue à déchirer le pays : la fracture raciale.

En comparaison de ce tableau noir, la France ne semble pas habitée de pulsions suicidaires. Les Américains adorent se moquer des Français mais, vu d’outre-Atlantique, l’Hexagone est en plutôt bonne forme : des trains à grande vitesse, un système de santé parmi les meilleurs au monde, une nourriture saine, un mode de vie enviable, une vénération pour la culture, les loisirs et l’éducation que les Etats-Unis n’ont jamais connue.

Plus sérieusement, la France est une nation remarquablement durable qui a survécu à toutes sortes d’invasions, aux guerres de religion les plus sauvages, à plusieurs révolutions sanglantes, à des républiques imparfaites, à des guerres de décolonisation désastreuses et aux 35 heures. Sans oublier l’immigration, qui a permis à des personnes comme Marie Curie, Picasso ou Zinédine Zidane de porter haut les couleurs du pays. Non, je suis convaincu que la France va demeurer une nation dynamique toujours capable du meilleur, et que le suicide français restera une chimère zemmourienne. Je n’en dirais pas autant de l’Amérique.

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