Why Torture?

<--

Pourquoi la torture?

La tendance toute américaine à considérer les États-Unis comme un phare voué à inspirer l’humanité peut conduire à une bonne conscience à toute épreuve

La commission du Sénat américain sur le renseignement a pu rendre public, tout juste avant que les républicains soient en mesure de l’empêcher, son rapport sur le traitement des prisonniers suspectés de terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001. Ces révélations comportent à la fois une honte pour les États-Unis, un pas en avant pour les droits de la personne et une inquiétude pour l’avenir.

C’est de toute évidence une tache (une de plus) dans l’histoire de ce grand pays engagé pour la démocratie et la protection des droits qu’une agence de renseignement ait été engagée dans de monstrueuses exactions à l’endroit de personnes humaines à l’encontre des règles du droit international. Il est tout de même réconfortant et révélateur des bons côtés du système politique américain que de telles conduites aient été exposées au grand jour.

Mais il est déconcertant de constater que ces crimes ne soient pas reconnus comme tels puisque aucune poursuite criminelle n’est entamée par le Procureur général des États-Unis. Plus encore, le directeur de la CIA, John Brennan, nommé par le président Obama, tout en admettant des erreurs répugnantes, refuse de faire porter la responsabilité par l’agence qu’il dirige. À son dire, la grande majorité des employés de la CIA ont agi comme de braves patriotes.

Plusieurs citoyens américains en sont outrés à la suite de l’American Civil Liberties Union et considèrent comme tout à fait inacceptables et condamnables de telles violations des droits de la personne, quelles que soient les accusations portées contre les victimes de ces traitements. Pour la majorité cependant, il semble bien qu’on ait tendance à déplorer le recours à la torture en raison de l’inefficacité de la méthode plutôt que pour des raisons morales. Le rapport insiste pour démontrer que les renseignements recherchés n’ont pas été recueillis au moyen des méthodes musclées pour ne pas dire barbares qui ont été utilisées. En d’autres termes, il s’agirait de graves erreurs, de politiques nuisibles aux États-Unis bien plus que des actions criminelles en violation de la tradition américaine de protection des droits.

Un état d’esprit

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi des personnes apparemment bien intentionnées en sont-elles venues à commettre de tels crimes avec l’approbation des hautes autorités du pays et de grands secteurs de l’opinion publique ? Comment peut-on encore justifier la torture dans un pays qui se considère toujours comme un modèle de démocratie et de civisme ?

Des éléments de la tradition américaine, notamment d’un état d’esprit fort répandu dans la population tant chez des élites que dans la classe moyenne, peuvent aider à comprendre ce comportement.

D’abord, l’exceptionnalisme américain, la tendance à considérer les États-Unis comme une civilisation unique au monde, un phare susceptible d’éclairer l’humanité, peut facilement conduire à une bonne conscience à toute épreuve, à un patriotisme prétendument infaillible, selon le slogan populaire : America can’t go wrong. C’est là une variante de la maxime erronée mais toujours séduisante que la fin justifie les moyens. Barry Goldwater, le père du conservatisme contemporain du Parti républicain déclarait fièrement que « l’extrémisme au service de la liberté n’est pas un vice ».

Encore aujourd’hui, plusieurs, surtout des républicains, se portent à la défense de la CIA en faisant valoir qu’on ne pouvait traiter gentiment les responsables du meurtre ignoble de 3000 Américains. Quand il s’agit de venger l’honneur du pays, selon eux, on ne saurait s’interroger sur la légalité des moyens employés. En définitive, tout ce qui est susceptible de mener à une totale rétribution devient acceptable.

Manichéisme

Plus encore, à la source de cet état d’esprit vindicatif, il y a une conception manichéiste de l’humanité qui semble avoir été entretenue chez plusieurs leaders américains et d’emblée dans de larges secteurs de la population. Selon cette conception qui remonte au Moyen-Âge et qui n’a jamais cessé d’habiter plusieurs esprits en Occident, le Mal est à l’oeuvre dans le monde autant que le Bien, au point que certains humains peuvent être considérés comme l’incarnation du Mal qu’il faut combattre et en définitive annihiler par tous les moyens. Il est à se demander si dans une société qui a considéré pendant de longues années les Afro-Américains et les Amérindiens comme des sous-humains, on ne se laisse pas aller facilement à traiter les responsables d’actions terroristes hostiles aux États-Unis comme des damnés vivant sur cette terre, des individus qui ne peuvent plus mériter quelque respect que ce soit.

Incohérence

C’est là une incohérence persistante chez des gens qui se prétendent chrétiens de ne pas reconnaître l’héritage central du christianisme : la reconnaissance que tout humain, quel qu’il soit, même dans l’extrême dépravation, est toujours digne de respect et susceptible d’être pardonné. Le sénateur John McCain, républicain plutôt porté au recours guerrier, a eu le courage d’appuyer vigoureusement les conclusions du rapport et de se porter à la défense des droits fondamentaux des prisonniers terroristes. Lui-même a été fait prisonnier et torturé durant la guerre au Vietnam. Il sait de quoi il parle. Quant au président Obama, qui a répudié la torture dès l’entrée en poste de son gouvernement, proposé le dialogue avec les ennemis et exprimé de fortes convictions humanitaires, il adopte une étonnante discrétion. Faut-il en conclure qu’il serait lui aussi gagné par l’incohérence en matière de droits de la personne et du traitement des ennemis ?

About this publication