Demand for Transparency and ‘Social Monitoring 2.0’

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L’exigence de transparence et le «contrôle social 2.0»

Le renforcement des mesures de surveillance suit des tendances à l’oeuvre depuis déjà plusieurs années. Les récents attentats terroristes ne font que les accentuer.

Quiconque utilise Internet aujourd’hui doit s’attendre à ce que ses moindres faits et gestes puissent faire l’objet d’une surveillance continue et en temps réel. Si nous pouvions déjà le soupçonner, les troublantes révélations d’Edward Snowden sur l’étendue de la surveillance menée sur le Web par la National Security Agency (NSA) nous l’ont confirmé.

« Et alors ? Si on n’a rien à se reprocher, on n’a rien à craindre », rétorqueront bien sûr quelques bonnes âmes. Derrière cette affirmation, c’est pourtant tout le potentiel totalitaire de nos sociétés de la surveillance et du contrôle social qui se profile. Elle trahit eneffet la conscience d’être surveillé et le refoulement du malaise que cela provoque. Et c’est précisément dans ce refoulement que s’insinue le pouvoir, instillant la crainte, l’autocensure, la discipline. Conjuguée à l’injonction bien postmoderne d’affirmer son individualité sur tout ce que le Web 2.0 compte de plateformes « participatives », cette dynamique disciplinaire atteint un degré tel dans nos sociétés qu’on semble aujourd’hui nous dire : « dévoilez-vous sans crainte, c’est la preuve que vous n’avez rien à cacher ».

Cette exigence quasi absolue de transparence, il est cependant crucial de rappeler que c’est d’abord et avant tout aux personnes qu’elle s’applique ; les entreprises et les grands appareils d’État n’y sont pas tenus, sous prétexte de secret industriel, de sécurité nationale, ou de tout autre intérêt prétendument supérieur. Ce faisant, le contrôle public sur ces instances s’est effrité, tandis que leur pouvoir sur nous s’est accru considérablement, et ce, à la faveur de trois grandes dynamiques.

Il y a d’abord la mutation de l’économie capitaliste […]. Ces dernières années, les grandes entreprises de la Silicon Valley, comme Google et Facebook, ont été à l’avant-garde de l’appropriation et de la marchandisation de ce que le « réseau des réseaux » produit le plus : des données sur ses utilisateurs.

Dans une économie capitaliste financiarisée, où les rendements reposent sur la prévisibilité des comportements des consommateurs et la recherche du risque zéro, cette nouvelle mine d’or a trouvé un débouché tout désigné. L’analyse de plus en plus poussée de ces montagnes de données personnelles par le moyen d’algorithmes toujours plus sophistiqués permet d’assurer un profilage minutieux des comportements individuels. L’objectif est d’en susciter certains — les bons, c’est-à-dire ceux qui rapportent —, notamment au moyen de publicités hyperciblées et de programmes de récompenses de tout acabit. C’est ce qu’on appelle communément du « marketing behavioral », qui rajoute un nouveau degré de raffinement à la propagande commerciale déjà omniprésente dans nos vies.

À cette dynamique redoutable de la nouvelle économie s’en ajoute une autre, non moins implacable : la raison d’État. Les lois antiterroristes adoptées un peu partout en Occident après les attentats du 11 septembre 2001 ont renforcé les prérogatives des services de renseignement dans ces pays, leur permettant d’étendre considérablement la surveillance de leurs populations. C’est notamment le Patriot Act, aux États-Unis, qui a ouvert à la NSA l’accès aux bases de données des géants américains du Web et des télécommunications, dont Google, Apple et Facebook, permettant à l’agence d’espionner la quasi-totalité de la population américaine, mettant à profit les outils de profilage développés par l’industrie.

Cette dérive sécuritaire, qui pérennise l’état d’exception prétendument au nom de la défense de nos libertés, doit toutefois être comprise dans le cadre plus large de la transformation du rôle de l’État à l’ère néolibérale. Délaissant ses missions sociales, l’État se replie de plus en plus sur ses fonctions policières et sécuritaires pour se faire le grand protecteur du marché. Dans cette optique, les opposants politiques, toujours plus nombreux, sont de plus en plus conçus comme des ennemis à neutraliser plutôt que comme détenteurs d’une parole dissidente mais légitime, ce qu’exige pourtant la démocratie. Dès lors, ceux qui ont « quelque chose à cacher » sont désormais les citoyens qui portent un point de vue allant à l’encontre de l’ordre établi, comme ces écologistes qu’on ose qualifier d’« écoterroristes ».

Dernier facteur — et non le moindre — de cette tempête parfaite qui balaye notre droit à la vie privée : le développement effréné des technologies numériques. Depuis quelques années, on ne compte plus les gadgets et les applications mobiles qui nous permettent de surveiller — parfois même à leur insu — nos proches ou encore notre propriété… avec au fond de nous la béance de savoir qu’aucun de ces instruments ne se substituera jamais au sentiment de confiance partagée que procure une collectivité tissée de liens forts.

On conçoit dès lors l’ampleur des luttes qui nous attendent si nous espérons regagner ces espaces d’authentique liberté, si précieux et essentiels à une vie collective riche, délestée de la peur constante de ce qui menace notre confort.

Plusieurs batailles en ce sens sont déjà amorcées […]. Mais qu’elles aient lieu sur le terrain juridique ou sur celui des luttes politiques, elles nécessiteront que la connaissance de la programmation, du cryptage ou simplement du fonctionnement du réseau Internet soit plus largement accessible. C’est seulement à ce prix que l’on peut un jour espérer soumettre le développement technologique à un véritable contrôle démocratique, et le soustraire à la fois des mains expertes — pour qui il est devenu un instrument de contrôle social quasi totalitaire — et d’une dynamique industrielle qui nous asservit plutôt qu’elle ne nous libère.

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