America: From Superpower to Cyberpower

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L’Amérique de l’hyperpuissance à la cyberpuissance

Au moment où, dans l’espace militaire, l’Amérique se tourne vers l’isolationnisme, elle affirme sa volonté d’hégémonie sur le cyberespace. Car la sécurité et la prospérité des Etats-Unis passent par le contrôle d’Internet.

La France et l’Allemagne se sont assises face à la Russie, sans la présence d’un représentant des Etats-Unis autour de la table. L’Amérique est absente pour la première fois dans un conflit avec Moscou, conflit majeur qui ravage une partie de l’Ukraine, déstabilise les frontières européennes et qui a fait plus de 5.000 morts. Washington limite sa contribution à réfléchir à l’éventuel envoi d’armes au gouvernement de Kiev. Une semaine plus tard, Barack Obama est sorti de son silence sur un tout autre sujet « européen » : il a pris la défense des groupes Internet (Gafa : Google, Apple, Facebook, Amazon) pour accuser l’Europe de « protectionnisme ».

Le président américain, comme l’a relevé le patron d’Orange, Stéphane Richard, l’a fait avec mépris : « Leurs entreprises [celles des Européens], les fournisseurs de services qui, vous savez, ne peuvent pas rivaliser avec les nôtres, essaient essentiellement d’empêcher nos entreprises de fonctionner efficacement. » Les Européens sont des mauvais joueurs car des petits incapables. Il l’a fait aussi avec une grande clarté stratégique, comme un aveu : « Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé et amélioré de telle manière que l’Europe ne puisse pas lutter. » Bien compris ?

Au moment donc où, dans l’espace militaire, l’Amérique se tourne vers l’isolationnisme, sur le plan du cyberespace, elle affirme sa volonté d’hégémonie internationale. Il ne faut pas s’y méprendre, c’est un virage très intelligent : la sécurité américaine passe de plus en plus par le contrôle du Net, les guerres deviennent des cyberguerres. La lutte contre le terrorisme en donne une preuve : une surveillance complète et systématique des communications entre toutes les formes d’ordinateurs et de téléphones sur l’ensemble de la planète permet ensuite l’élimination des ennemis par drone, plus sûrement et avec moins de risques que la guerre classique ou l’envoi de commandos au sol. Dans ce cadre, la collusion entre le Gafa et la NSA est intime, on comprend d’un point de vue militaire que le président américain soutienne les géants du Net qui soutiennent ses soldats. George Bush poussait les mercenaires de Blackwater, version hard, Barack Obama a Google, version soft. Il est le premier président à s’inscrire dans l’univers postmoderne, il se détache du puissant complexe militaro-industriel traditionnel pour s’adosser à la force des Californiens du Net. Il les rencontre très souvent, Google a été un gros contributeur pour son élection. Barack Obama ne s’en cache aucunement : « Ma relation avec la Silicon Valley et avec la communauté “tech” est historiquement bonne. La plupart de ces gens sont des amis, nous sommes en contact permanent. » C’est clair ?

La transition du hard au soft va plus loin que cet aspect militaire ou électoral. Le Gafa et les autres groupes américains du Web ne représentent pas seulement une possibilité d’écoute des ennemis. Ils sont les vecteurs d’une culture, une culture américaine et même californienne, de comportement, d’esprit, de liberté, de vision du monde. On dira que le Net n’empêche pas des Coulibaly de s’en servir pour des causes strictement opposées. C’est vrai, mais, d’un point de vue américain, c’est simplement que la surveillance doit être encore beaucoup plus serrée. Au-delà, le Net engendre une forme nouvelle de pouvoir dont il est encore difficile de dire les contours et les conséquences, mais qui s’installe. Possède l’e-pouvoir, celui qui nourrit et cultive les esprits, organise les connaissances, récolte et analyse le Big Data. Ecartons les craintes d’un « formatage » à la Orwell, personne ne songe à cela. Mais le Net est un ultrapuissant vecteur de cette e-civilisation. Obama l’a plus que parfaitement compris, il en est l’élu.

Et reste bien entendu l’aspect commercial, gigantesque. Rien de neuf en apparence dans ce soutien de la Maison-Blanche aux groupes yankee. De tout temps, la diplomatie américaine s’est associée au commerce, souvent sans gants, comme les agissements d’United Fruits ou d’ITT l’ont montré dans les années 1970 en Amérique latine. Mais, en 2014, l’enjeu est d’une tout autre ampleur. Le Web déstabilise, remplace les uns après les autres, de plus en plus de métiers : la musique, l’information, le commerce, la banque. Nous n’en sommes qu’au début. Les ambitions de Google dans la santé, l’espace, le tourisme, etc. ou d’Apple dans l’automobile peuvent paraître démesurées voire délirantes. Ce serait une erreur grave : le Gafa a une bien meilleure connaissance des clients que les groupes pharmaceutiques ou les constructeurs automobiles. Ils peuvent du jour au lendemain s’octroyer cette relation client, s’arroger le gros des marges et transformer les industriels en sous-traitant, comme ils l’ont fait dans l’informatique puis dans la téléphonie. Les révolutions technologiques, comme par exemple la voiture connectée à conduite automatique, vont amplifier considérablement le pouvoir du Gafa. Ces perspectives d’une prise de pouvoir par le software glacent les états-majors de nombreux groupes industriels et on les comprend.

L’Allemagne et la France, en pointe dans une volonté commune de réguler les géants du Net, notamment sur les données, et accusés de « protectionnisme » par le président américain, ne doivent pas se méprendre sur ce qui se joue. Barack Obama pense que soutenir le Gafa est plus essentiel que de discuter avec Vladimir Poutine. Position très regrettable, condamnable. Mais Poutine, c’est le passé, le pouvoir archaïque, Obama a les yeux sur l’avenir. On doit comprendre ses raisons. Elles sont sensées. Il est temps d’y veiller de beaucoup plus près.

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