The ‘Blurred Lines’ Case, or How the American Legal System Buried a Global Hit

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Le tube de Pharrell Williams et Robin Thicke méritait-il d’être taxé de plagiat, avec 7 millions de dollars de dédommagement à la clé? Ce jugement sévère est révélateur de certaines dérives de la justice américaine, explique Adrien Tharin, avocat genevois établi en Californie.

Vous la connaissez. Vous l’avez entendue. Encore et encore. Cette mélodie syncopée immédiatement identifiable, immédiatement entraînante. Près de deux ans après sa sortie, elle vous fera toujours remuer dès sa distinctive triple première note. Les plus vieux l’ont entendue à la radio. Les plus jeunes l’ont découverte en même temps qu’ils faisaient la connaissance d’une jeune mannequin dans unclip dénudé mais plutôt bon enfant.

Sorti en juillet 2013, le titre Blurred Lines a collecté les mérites en écumant les plus belles mousses océanes de la musique pop: plusieurs semaines en tête des charts, plus d’une quarantaine d’albums de platine à travers le monde, près de 380 millions de vues sur YouTube. Le toucher magique de Pharrell Williams et la voix de beau gosse quadra de Robin Thicke. Un titre planétaire et des millions de «hey hey hey» qui résonnent encore.

Et puis ce verdict le 10 mars dernier: les deux acolytes sont condamnés à payer plus de 7 millions de dollars aux héritiers de Marvin Gaye. La cause en un mot? Plagiat. Votre chanson préférée était en réalité la copie d’un titre plus ancien de l’icône des années septante: Got to give it up. Vraiment? Ecoutez-les. Comparez-les.

Nul besoin d’un diplôme de solfège pour réaliser que si les rythmiques des deux morceaux partagent un tempo cadencé assurément semblable, les lignes de basse, les tonalités, les accords diffèrent, et à aucun moment les mélodies des deux morceaux ne s’équivalent. De l’autre côté de l’Atlantique, le verdict choque et l’industrie musicale en appréhende la portée. Nous sommes musicalement tous des descendants de Bach, certes, mais existe-t-il encore des créations originales s’il suffit de si peu pour se retrouver plagiaire? Ci-dessous suivent deux clefs de lecture pour comprendre ce résultat.

Il tient d’abord à la particularité du système judiciaire américain, où les affaires civiles (et non seulement pénales) sont tranchées par un jury. Plus facilement sujet à manipulation selon les uns, plus proche d’une justice décidée par nos pairs selon les autres. Une justice avec jury a ceci de singulier que pour le juré d’un jour, chaque affaire est parfaitement nouvelle. Pas de pratique ou d’expérience sur laquelle se reposer. Une appréciation plus proche du cœur, de l’instinct, faite de ce qui compose l’esprit d’un non-juriste: tout sauf une bibliothèque de droit.

En résultent deux considérations majeures. D’une part, la difficulté d’estimer avec certitude l’issue d’un procès, a fortiori lorsqu’on demande au jury d’estimer si deux chansons se ressemblent. D’autre part, une importance plus marquée du rôle des experts (en gardant à l’esprit que l’expert n’est autre qu’une personne professionnellement qualifiée payée pour dire ce qu’elle dit). Les juges professionnels sont par expérience plus distants et moins aveugles de la partialité de ces derniers. A l’inverse, un jury sera plus enclin à prendre leur mot pour incontestable vérité. Dans le cas qui nous occupe, les jurés ont vu défiler plusieurs musicologues. Phrase d’accrochage, phrase de signature, mélodies inhabituelles, répétition d’une même note, hook, interaction clavier-basse, les deux œuvres ont été décortiquées, analysées, tournées et retournées pour prouver leur similarité ou leur dissemblance. Ceux du camp Gaye auront été les plus convaincants même si vos oreilles vous disent le contraire.

Cela tient ensuite à l’incompréhensible stratégie de l’avocat du duo Williams/Thicke. Vu la cherté des procédures judiciaires aux Etats-Unis et l’imprévisibilité du jury, l’extrême majorité des violations de droits d’auteur se résolvent hors tribunaux. Les parties et leurs avocats s’envoient des courriers poivrés, on s’offusque, on menace, on propose un chiffre, on le discute, on concilie et on passe à autre chose. L’auteur de la composition prétendument copiée reçoit un peu d’argent ou un pourcentage, voire une mention dans les «credits» de l’œuvre copiante. Lorsque, plus rarement, un procès est initié, il l’est par l’auteur de l’œuvre originale. Celui-ci doit alors démontrer, entre autres choses, que l’œuvre et la copie présentent une similarité substantielle. Tâche relativement ardue dans la mesure où il est assez facile pour le défendeur de plaider que son œuvre comporte des éléments créatifs originaux qui lui sont propres et qu’il ne s’agit donc pas d’une copie.

Ici, l’étrange inverse s’est produit. Williams et Thicke ont saisi la justice en premier, tentant d’obtenir du tribunal un jugement déclaratoire établissant que Blurred Lines n’était pas une copie de la chanson de Gaye. Inversion de dynamique donc. Il faut démontrer que les deux chansons ne sont pas similaires, entreprise autrement plus difficile que de se défendre d’avoir copié l’œuvre originale.

Non content de renverser le fardeau de la preuve, ouvrir le feu plutôt qu’attendre une salve du camp Gaye a privé le duo de ces protections que sont le procès, sa perspective et sa préparation. La famille Gaye n’est plus dissuadée d’aller au tribunal puisqu’elle y est citée à comparaître. Elle n’est plus dissuadée d’engager un expert puisqu’elle s’en verra opposer un et qu’elle ne peut pas laisser la mémoire du regretté Marvin non défendue. Et si la possibilité d’un arrangement à l’amiable existe toujours, la perte de la première bataille en a démultiplié le prix.

Plusieurs explications ont été avancées pour expliquer ce lapsus tactique. Pour certains, les deux chanteurs (en particulier Williams) ne voulaient pas voir leur intégrité mise en cause, réagissant ainsi aux commentaires d’internautes qui notaient que leur chanson rappelait l’autre. D’autres voient là une manière d’ancrer le procès en Californie et d’empêcher d’être attrait devant d’autres juridictions. Seul commentateur absent de ce non-débat, l’avocat des deux célébrités lui-même, Howard King, lequel a déjà annoncé que ses clients allaient demander la révision du jugement. Affaire à suivre donc.

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