Internet et le mythe de la neutralité libératrice
La procédure ouverte à Bruxelles contre Google est l’occasion de remettre en question un des mythes fondateurs d’Internet : donner librement accès à tous les savoirs du monde ne suffit pas à rendre les hommes plus libres.
Donc Google nous ment. Google nous trompe tous les jours, nous induit en erreur plusieurs fois par jour. La procédure ouverte par la Commission européenne contre le moteur de recherche a une cause économique : Google est accusé d’abuser de sa position dominante. Dans les résultats d’une recherche, par exemple pour un voyage, les sites qui lui appartiennent ou qui lui sont liés sont mis avant les autres. Et comme l’on sait que les internautes se satisfont des premiers dans la liste et ne plongent presque jamais dans les pages qui suivent, l’avantage d’être « mis en avant » est considérable.
Il faut saluer et soutenir le courage de la commissaire à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, d’affronter le géant. A lire l’enquête faite aux Etats-Unis, enterrée par les autorités américaines mais révélée par le « New York Times », les torts de Google ne semblent guère faire de doute. La justice l’établira. Le groupe qui se flatte d’être un enfant de l’innovation serait devenu parricide.
Il n’est pas le premier, dira-t-on. Telle est l’irrépressible logique monopoliste du capitalisme : une entreprise qui a du succès a tendance à vouloir écraser ses concurrentes. Et c’est pour cela que les Etats ou leurs autorités déléguées, ici Bruxelles, doivent mettre un soin méticuleux à interdire les abus.
Mais revenons au mensonge. L’accusation européenne contre Google en dit beaucoup plus que son volet économique. Google n’est pas IBM, qui faisait des machines, ou Microsoft, qui faisait des logiciels pour faire tourner ces machines. Les deux pouvaient prétendre à la neutralité de la technique (même si cette notion est elle-même discutée, par McLuhan par exemple). Google est un moteur de recherche de contenus qui s’est rangé dans la même « neutralité du Net ». Le moteur ne serait qu’un tuyau de plus. On le consulte en toute liberté pour trouver un renseignement, une actualité, un fait, une date, une explication, un article, une analyse. Or il apparaît que le résultat n’est pas neutre, il est faussé. Entendons-nous : le moteur de recherche fondé par Larry Page est un outil prodigieux d’accès aux bibliothèques de toutes sortes et à toutes les connaissances. Google, qui s’est donné pour mission « d’organiser l’information à l’échelle mondiale et de la rendre universellement accessible et utile », a réussi bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer avant sa création, en 1998.
Mais cette magnifique invention qu’est Internet a établi un mythe, celui de la neutralité libératrice. Tout trouver et tout pouvoir lire doit conduire au bienfait de l’humanité. Internet libère, Internet aide la démocratie. L’accès à la connaissance éclaire les esprits. Voire supprime tous les maux de la surface de la terre et transforme l’homme en bien, selon les thèses « solutionnistes » californiennes dont Google est l’un des inspirateurs-bienfaiteurs (1).
L’accusation contre Google brise cette idole à laquelle croient, en particulier, les jeunes générations. Internet tombe de haut, le Web est aussi une entreprise commerciale et, comme telle, elle nous donne accès à ce qu’elle veut nous vendre. Derrière votre page de recherche gît la pub, le profit, qui la biaise. On le savait, bien sûr. On admettait qu’il fallait bien que Google « s’y retrouve ». Au-delà du biais commercial, on savait aussi qu’il y avait inévitablement, dès le départ, un biais technique. Les algorithmes du moteur de recherche ne sont jamais que des algorithmes, ils renferment des choix.
Mais le mythe voulait que, trouvant tous les informations et les contre-informations, obtenant d’un clic la thèse et l’antithèse, on se fasse à la fin, par décantation, une idée juste. Voilà qu’on découvre que les filtres sont en papier dollar et que, à la fin, la décantation a un drôle de goût.
Ce qui est du commerce, l’est de la politique. Le débouché démocratique du Net est sérieusement mis en doute par Daech. Le terrorisme a trouvé un terreau aussi favorable à sa prolifération, sinon plus, que les contestataires chinois ou les jeunes Tunisiens. Et la lutte contre le terrorisme débouche sur des outils à grands risques liberticides.
L’erreur fondamentale des promoteurs d’Internet est très profonde. L’informatique a été bâtie par des ingénieurs qui pensent que l’accès donne la liberté. Qu’il suffit de donner accès à tous les livres, à toutes les connaissances, pour que l’homme sache le bien et le mal. On voit bien que non. L’homme ultra-informé reste rustre. Pis, il peut trouver sur le Net, où tout circule, matière à conforter ses bévues. On peut se demander si Internet n’est pas un puissant outil de consolidation des fausses nouvelles, des complots inventés, des thèses antiscientifiques, bref de toutes les plus grosses bêtises que le fertile esprit de l’homme puisse imaginer.
Voilà la clef, donnée dans la Genèse, et oubliée : la liberté n’est pas dans l’accès, elle est dans le jugement. L’homme libre n’est pas celui qui a toutes les informations, mais celui qui sait, à partir des connaissances, se former une vision des choses et des faits. Il ne suffit pas d’avoir les livres, encore faut-il savoir les lire et les faire siens. Il serait temps qu’Internet cesse d’être aux mains des seuls ingénieurs ou plutôt que ceux-ci admettent précisément que tous les contenus ne sont pas neutres, ne se valent pas et, surtout, qu’ils ne valent pas leur seul poids en dollars.
L’Internet des ingénieurs déborde aujourd’hui tout, y compris les deux distributeurs de connaissances que sont l’école et la presse. Les hommes ont beaucoup gagné en capacité d’accès, merci Google, ils ont en parallèle beaucoup perdu en capacité de jugement.
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