L’incompréhensible migration des New-Yorkais vers la Californie assoiffée
Pourquoi les branchés new-yorkais sont-ils en train de fuir vers Los Angeles ? Cette ville n’a jamais été aussi polluée, la pénurie d’eau frappe durement la Californie, et le gaz de schiste diffuse ses nuisances jusqu’aux fermes bio du potager de l’Amérique.
Depuis des semaines, je tournais autour de la sécheresse californienne et des mesures prises par le gouvernement pour limiter la consommation d’eau des particuliers comme une souris autour de la trappe à fromage : tentée, mais effrayée.
Tentée, car le sujet englobe toutes les contradictions écologiques et citoyennes de l’Amérique, de la surconsommation des ressources aux inégalités sociales, en passant par la guerre politique sur le climat que se livrent la droite et la gauche américaines.
Effrayée, car un simple article dans ce blog ne suffirait évidemment pas à décrire la complexité de la situation. D’ailleurs, plus grand monde ne veut lire ce genre d’article, l’écologie et les désastres ennuient la plupart des gens. En outre, je déteste la vie en Californie, je suis donc partiale.
Des mini-Brooklyn avec palmiers
Tout de même, après avoir lu des approximations douteuses sur les agriculteurs californiens qui seraient d’immondes profiteurs, des trafiquant revendant l’eau à laquelle ils ont droit avec des gros bénéfices (hélas, je ne retrouve plus ma source, c’était dans un journal français), j’allais me décider à mettre ici les choses au point.
Et voilà qu’entre-temps le supplément dominical sur les modes de vie du New York Times publie une information qui me laisse sans voix : les bobos de la Grosse pomme, qui jusque-là tenaient L.A. et la Californie pour un lieu superficiel et sans culture, sont en train de migrer massivement vers la ville autrefois honnie.
Ils bazardent logement et emploi, et trouvent ou recréent là-bas coffee shops, épiceries bio et boutiques arty dans des mini-Brooklyn avec palmiers. Le tout au même prix astronomique qu’avant, soit dit en passant.
« Au moment où c’est tendance, pour les New-Yorkais, de grogner contre leur ville devenue le terrain de jeu stérile de la finance mondialisée (Dubaï sans le blizzard, pour ainsi dire), Los Angeles est en pleine renaissance : l’art, la mode et la scène gastronomique y sont en ébullition. Tout cela est irrésistible pour des accros de la culture ! »
Quelques inconvénients de rien du tout…
Alors certes, l’article mentionne vaguement, sur la fin, quelques menus inconvénients :
« Les nouveaux venus sont confrontés à une sécheresse catastrophique (la crise n’est est qu’à ses débuts), et à des embouteillages inextricables qui n’ont jamais de fin. »
J’imagine que si le NYT ne s’étend pas sur le désagréable sujet de la sécheresse, s’il ne mentionne pas – du moins dans cet article-ci– le plan de restriction annoncé le mois dernier par le gouverneur, c’est pour ne pas gâcher l’humeur légère de son délicieux supplément « styles ».
Car enfin, la Californie est bel et bien entrée dans l’ère des sept plaies de l’Egypte biblique ! Les climatologues et autres experts ont prévenu : cette sécheresse qui dure depuis trois ans est le prélude à des feux de forêt toujours plus dévastateurs, des inondations dues à l’élévation du niveau de la mer, des tempêtes, des extrêmes chaleurs, et, bien sûr, à une pollution de l’air aggravée.
Un plan ambitieux contre la pollution
Sur ce plan, la Californie est déjà largement en tête du classement des villes les plus polluées des Etats-Unis. L’American Lung Association vient juste de publier son palmarès :
pour la pollution à l’ozone, L.A. est numéro 1 devant… quatre autres villes californiennes ;
pour la pollution aux particules, L.A. est numéro 5 derrière… quatre autres villes californiennes.
Ce n’est pas pour rien que le gouverneur Brown a décrété, le 29 avril, un plan assez fou de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’Etat :
« Le plan entend couper les émissions de 40% sous leur niveau de 1990 d’ici à 2030. Les objectifs antérieurs, qui avaient été fixés sous le règne du gouverneur Arnold Schwarzenegger, entendaient revenir au niveau des émissions de 1990 d’ici 2020, puis à 80% sous ce niveau en 2050. »
Autant dire que le gouverneur place la barre très haut. Aussi haut, à vrai dire, que l’Union européenne. Mais, à la différence de l’UE, la Californie a déjà considérablement baissé ses propres émissions. La lutte contre la sécheresse passe par la lutte contre les changements climatiques.
Les riches se fichent de la facture d’eau
La sécheresse, donc… Au tout début du printemps, les réservoirs étaient déjà presque vides. Les villes du nord de l’Etat en sont réduites à pomper les eaux souterraines moins pures que celle de la Sierra. Elles n’y touchaient guère jusqu’alors, ces eaux de nappe contenant souvent de désagréables dépôts, ou du sel, coûteux à éliminer.
Les tarifs de l’eau ont déjà augmenté d’un bon tiers dans trois grandes régions de Californie, tant pour les particuliers que pour les agriculteurs. De toute façon, au moins en ce qui concerne les particuliers, l’augmentation du prix n’a pas beaucoup d’impact sur la consommation des ménages. Ou alors, il faudrait tripler ou quadrupler le tarif.
Les gens qui consomment déjà peu d’eau ne peuvent guère en consommer moins. Et ceux qui ont des gros « besoins », qui doivent arroser des vastes pelouses, remplir des piscines, alimenter les nombreuses salles de bain de leurs immenses villas, ceux-là se fichent de payer 1 000 ou 3 000 dollars de facture d’eau par mois.
A Los Angeles, pourtant, en dépit de l’accroissement constant de la population – plus 150 000 habitants depuis 2001 –, la consommation d’eau a baissé. C’est donc que les gens ont déjà fait des efforts.
Trois bonnes résolutions à prendre
Ils vont devoir continuer à en faire, car les démographes américains estiment que la Californie comptera 12 millions d’habitants supplémentaires d’ici 2050 (en incluant les bobos new-yorkais exilés).
Comment diable une Californie en sécheresse chronique pourra-t-elle accommoder pareille population ? Les experts assurent qu’il y aura toujours assez d’eau pour assurer 50 l par jour à chacun. C’est suffisant pour survivre, mais peu pour une société développée. A titre de comparaison, un Français consomme en moyenne chez lui 150 l par jour.
En Californie, paradis des riches gaspilleurs, il y aura du boulot : dans certains quartiers de L.A., on consomme jusqu’à 1 200 l par personne. Ce sont évidemment ces consommateurs-là qui doivent modifier en priorité leur comportement.
Une étude toute récente du Conseil pour la défense des ressources naturelles liste les solutions qui permettraient à la Californie d’améliorer sa situation, et même de la résoudre :
capturer l’eau des orages dans des milliers de réservoirs,
recycler les eaux usées,
utiliser l’eau à meilleur escient (en n’arrosant plus les pelouses, en supprimant les golfs, par exemple).
« Si tout cela était mis en œuvre, l’Etat disposerait de 17 milliards de mètres cubes supplémentaires par an, soit plus que ce que consomment aujourd’hui toutes les villes californiennes. »
Des cactus à la place de la pelouse
Une de mes amies qui vit dans l’agglomération de L.A. me disait l’autre jour qu’elle voit des tas de gens arracher leur gazon pour le remplacer par des plantes indigènes nécessitant peu d’eau.
Outre que leur jardin devient ainsi bien plus joli, ces particuliers sont parfois aidés dans cette reconversion botanique par des incitations financières publiques. Comme à San Diego, où le comté offre 11 dollars par mètre carré de pelouse reconverti. A vrai dire, ce programme d’aide financière a été temporairement suspendu après l’annonce des mesures de restriction d’eau aux particuliers début avril : le comté ne pouvait plus faire face à l’afflux des candidatures.
Reste que les particuliers et l’industrie – y compris celle du gaz de schiste, sujet qui mériterait un autre article – consomment moins, eux réunis, que l’agriculture californienne. Là encore, je vais faire exagérément court : l’agriculture utilise 80% de l’eau disponible. Un article de Grist-Mother Jones donne ces chiffres :
« La Californie cultive la moitié des fruits et légumes produits aux Etats-Unis, dont plus de 90% du raisin, des brocolis, des amandes et des noix. […]
La luzerne (utilisée pour nourrir le bétail), les amandes et le riz sont les plantes les plus voraces en eau. »
Quand les agriculteurs arrosaient le désert
Contrairement aux idées reçues, même si les agriculteurs sont loin d’être écologiquement irréprochables, ils adaptent constamment leurs modes de production pour consommer moins d’eau. Ils changent de culture, mettent des terres en jachère (qu’ils couvrent parfois de panneaux solaires pour les rentabiliser), modifient leurs méthodes d’irrigation.
Et, en effet, les agriculteurs revendent leurs « droits à l’eau » lorsqu’ils n’en ont pas l’usage. Sinon ils les perdent l’année suivante. C’est bien mieux que d’arroser le désert, comme c’était la coutume jusqu’à ce qu’une loi mette fin à ce gaspillage en 1980.
Quels que soient les progrès consentis par l’agriculture, la Californie ne pourra peut-être pas rester éternellement le potager et le verger de l’Amérique du Nord. De nombreuses voix s’élèvent pour pousser d’autres Etats du Sud-Est plus humides (voir les cartes dans cet article), à se lancer à leur tour dans ces cultures à grande échelle.
Encore une fois, la revue Mother Jones explique très bien les enjeux économiques et écologiques de la mutation qui pointe. Car attention : aujourd’hui, la Californie a les meilleures lois protégeant l’environnement, ainsi que le droit du travail le plus favorable aux travailleurs agricoles.
Avis aux amateurs d’amandes…
Bâtir de toutes pièces une nouvelle économie potagère dans des Etats sans tradition, qui ne possèdent pas encore les infrastructures de stockage et de transport mises en place depuis des décennies en Californie, aura des conséquences inattendues. Les prix des aliments pourraient grimper.
En résumé, on a beau jeu de dénoncer la voracité, les gaspillages et les droits outrecuidants des agriculteurs californiens : tous les consommateurs américains de fruits et légumes, et même de viande de bœuf et de lait, sont co-responsables de la soif inextinguible des terres du Golden State.
Et si vous, en France, mangez des amandes parce que c’est bon pour votre santé, alors vous êtes aussi responsables de ce qui se passe en Californie. Car 80% des stocks d’amandes mondiaux proviennent de la Californie.
Voilà, la souris a fini écrasée dans la trappe à fromage en ayant à peine effleuré son sujet !
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