Des millions ? Des milliards ? En lançant son offensive sur le grand manitou du football mondial, la justice américaine va sans doute faire rentrer à nouveau de l’argent frais dans les caisses du Trésor. De l’argent venant peut-être dudit manitou, la Fifa, plus sûrement des banques qui ont blanchi les fonds de la corruption. Le célèbre DoJ (Department of Justice) va ainsi contribuer encore une fois au rééquilibrage des finances publiques américaines. Ces trois dernières années, les juges des Etats-Unis ont infligé près de 140 milliards de dollars à des banques nationales et étrangères (dont 9 milliards à BNP Paribas). Eux seuls semblent être en mesure de faire payer aux financiers la facture de leurs excès, leurs fraudes, leurs entraves au marché.
La vraie puissance américaine n’est plus militaire, comme le montrent les événements au Moyen-Orient, où Washington se contente d’intervenir à 10.000 mètres d’altitude. Sa puissance économique ne vient pas (ou peu) des gaz de schiste et de la compression des salaires, comme le montre une récente étude de la Fabrique de l’industrie. Non, il faut aller chercher ailleurs. La vraie puissance américaine est juridique et onirique. Le droit et le rêve.
Le droit d’abord. Rien d’étonnant à cela dans une nation de juristes. Les avocats forment l’élite du pays (Barack Obama en est) et la source d’innombrables plaisanteries ( « Qu’est-ce que 10.000 avocats enchaînés au fond de la mer ? » – « Un bon début »). Les procès sont omniprésents dans les films américains, et font même l’objet d’une chaîne de télévision (truTV, reçue par 90 millions de foyers). Rien d’étonnant, sauf que les Etats-Unis étendent désormais le règne de leur loi au-delà des frontières. Football et finance donc, mais aussi fiscalité. La loi Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act) a donné le coup d’envoi à l’échange automatique d’informations entre services des impôts de différents pays pour lutter contre la fraude fiscale. Comme le disent les juristes, l’extraterritorialité du droit des Etats-Unis ne cesse de progresser. L’Amérique affirme ainsi sa nouvelle puissance. Qui passe souvent par un chantage à l’égard des banques ( « Si vous ne coopérez pas, vous n’aurez plus le droit de travailler aux Etats-Unis, voire en dollars »). Mais aussi par d’autres leviers, comme l’accès aux données numériques octroyé par le Patriot Act et son petit frère en cours de discussion au Congrès, le Freedom Act. Au fond, tous les moyens sont bons.
Le rêve ensuite. L’Amérique invente l’avenir, ou un avenir possible, puis elle en vend la promesse aux investisseurs. A la fin des années 1980, les étrangers achètent ainsi son cinéma. Le japonais Sony acquiert Columbia, l’homme d’affaires italien Giancarlo Parretti la Metro-Goldwyn-Mayer (avec le soutien du Crédit Lyonnais). Des milliards de dollars de pertes s’ensuivront dans les années suivantes. Autre histoire à la fin des années 1990 : la frénésie Internet, à l’époque où une entreprise adjoignant un suffixe « .com » à son nom prenait 10 % en Bourse. Cette frénésie a entraîné une formidable vague de fusions et d’acquisitions, les entreprises high-tech ayant alors de l’argent à volonté – en augmentant leur capital ou en empruntant. Venues tard faire leur marché, les firmes européennes ont acheté des canards boiteux au prix fort. Le retour à la réalité fut brutal. Il a fallu essuyer d’immenses pertes. L’addition se compte en dizaines, voire en centaines de milliards de dollars. Comptablement, cela revient à un transfert sans contrepartie. Autrement dit, l’Europe a donné des sommes immenses à l’Amérique, pour avoir simplement humé son rêve.
La même histoire s’est répétée à la fin des années 2000, à plus grande échelle. Après le cinéma, après Internet, elle s’est passée cette fois-ci dans la finance. De petits génies de Wall Street inventent alors des produits financiers en agrégeant des prêts immobiliers. Une invention fabuleuse, puisque ces produits « titrisés » rapportent beaucoup d’argent sans le moindre risque a priori – des dizaines de milliers d’entre eux étaient notés AAA. Venues tard sur le marché, beaucoup de banques européennes ont acheté les produits les plus complexes. Quand la bulle immobilière américaine a explosé, les premières banques qui ont fait faillite dès 2007, après le numéro deux du prêt « subprime » aux Etats-Unis (le bien nommé « New Century Financial »), étaient comme par hasard… deux banques locales allemandes. A nouveau, la crise financière s’est traduite par le transfert net de centaines de milliards de dollars du Vieux Continent au Nouveau Monde. L’asymétrie se retrouve sur les produits franchement frauduleux. En Europe, contrairement aux Etats-Unis, plusieurs banques ont perdu des centaines de millions dans le scandale Madoff, alors même qu’elles avaient été alertées dès le départ par leurs équipes de New York.
Pourtant, l’Amérique n’a pas fini de faire rêver. Elle est à nouveau à la pointe dans la prochaine histoire, la « révolution des usages ». Dans cette formidable transformation des modes de vie, où on loue des voitures au lieu de les acheter, où le logement devient à la fois bureau et hôtel, où l’éducation se fera sur mesure, où la santé sera protégée par le Big Data, les entreprises américaines mènent la danse. Leur force ici ne vient pas tant de la technologie que de leur capacité à inventer, leur liberté de rêver puis de tester. « Dieu et mon droit » est la devise de la monarchie britannique. « Le rêve et mon droit » pourrait être celle de la république des Etats-Unis.
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