Lesser Evil or War Crime?

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Mitaki est peut-être le plus beau lieu d’Hiroshima. Le temple bouddhiste du IXe siècle est bordé par un petit bois et mouillé de cascades.

On y a mis sous terre une urne contenant les cendres de Juifs inconnus victimes du camp nazi d’Auschwitz.

La bizarre aventure qui a mené cette urne ici résume à elle seule le malentendu et l’ambiguïté du statut des victimes de la bombe atomique.

Cela se passe en 1962. Quatre jeunes pacifistes japonais entreprennent une « marche pour la paix d’Hiroshima à Auschwitz ». Leur but est d’« unir les victimes » de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.

« Nous, Japonais, avec notre double statut d’agresseurs et de victimes, avons plus que d’autres le devoir d’en appeler à la paix dans le monde », déclarent-ils, suivis ici et là par des foules plus ou moins nombreuses.

Ils se rendent à Singapour, mais c’est au moment où des fosses communes de victimes des atrocités des soldats japonais pendant la Guerre sont découvertes. L’accueil n’est pas particulièrement chaleureux.

Ils aboutissent en Israël à l’invitation de l’ambassadeur. On les reçoit froidement. Leur discours pacifiste et antinucléaire ne prend pas tellement dans un pays qui se sent menacé de toutes parts, et où on a retenu une leçon différente de la Guerre : un peuple sans pouvoir militaire est à la merci des assassins. Israël développe sans complexe son programme nucléaire, et ce ne sont pas des anciens alliés des Allemands qui viendront l’arrêter.

Voici les jeunes pacifistes en Pologne. Cette fois, l’accueil est triomphal. Le pays communiste trouve en ces « victimes de l’impérialisme nucléaire anglo-américain » des symboles politiques formidables. Ils vont à l’ancien camp d’Auschwitz-Birkenau – oeuvre de fascistes allemands. Là, on leur remet l’urne. Ils songent à la faire installer au Mémorial de la Paix à Hiroshima, pour symboliser l’unité de toutes les victimes de la guerre. Mais des protestations véhémentes se font entendre de toutes parts. De quel droit utiliser ces cendres de Juifs inconnus ?

L’affaire devient intenable politiquement et le maire d’Hiroshima renonce à l’idée.

Ne sachant plus trop quoi faire de l’urne, on l’enterre finalement à Mitaki.

Si les victimes de la bombe atomique ont un statut ambigu après la Guerre, c’est qu’on a bien en mémoire les guerres d’agression et son armée fanatisée. Parmi les morts d’Hiroshima se trouvent d’ailleurs des milliers de « travailleurs forcés » coréens conscrits en esclaves dans les usines du pays.

La version américaine officielle veut que la bombe atomique a été « un moindre mal ». En fait la seule manière de mettre fin à la guerre du Pacifique. Tokyo et près de 70 villes avaient été bombardées, mais rien n’y faisait, le Japon refusait de se rendre. Un rapport prétendait que l’invasion terrestre ferait perdre la vie à 1 million de soldats américains et 250 000 soldats britanniques. La destruction du pays lui-même serait encore pire que les ravages de la bombe atomique.

CRIME DE GUERRE

Pour Robert Jacobs, cette version ne tient pas la route. L’Américain de 55 ans, né en banlieue de Chicago, est politologue à l’Université d’Hiroshima depuis 2005.

Nous nous rencontrons dans un café sans signe distinctif, si ce n’est cette ancienne façade de banque de pierres taillées, rare vestige de l’Hiroshima d’avant le 6 août 1945.

Il se décrit volontiers comme un « paranoïaque nucléaire » et concentre sa recherche sur les effets des essais nucléaires partout dans le monde et le sort des travailleurs du nucléaire, comme à Fukushima. « Quand on tombe en bas de l’échelle sociale, le refuge classique pour les femmes, c’est le travail du sexe, pour les hommes, c’est le nucléaire… »

« Je me souviens du jour, à 8 ans, où on nous a appris à nous cacher sous nos pupitres en cas d’attaque nucléaire russe. J’ai pris conscience d’un seul coup de ma propre mortalité et des risques de disparition de ma ville, de tout, en fait… Je suis revenu à la maison terrorisé.

« Depuis que j’ai 14 ans, je considère les bombardements atomiques comme des crimes de guerre. C’est très facile de blâmer le gouvernement impérial japonais, il a lancé des guerres ridicules et refusait de se rendre. C’est vrai, la bombe a mis fin à la guerre. Mais les Américains poursuivaient d’autres objectifs. L’armée de Staline avançait vers l’est très rapidement. Montrer aux Russes que nous avions la bombe était stratégiquement important. »

Le général Douglas MacArthur, comme bien des militaires, était opposé au largage de la bombe, décidé par le président Harry Truman. On sait depuis que des négociations avaient lieu en vue de la capitulation japonaise. L’évaluation des pertes a été contestée et certains historiens avancent que l’invasion n’aurait probablement pas été nécessaire.

D’ENNEMIS À ALLIÉS

Comment c’est, être un Américain spécialiste du nucléaire à Hiroshima ?

« Une petite minorité exprime sa colère contre les États-Unis, mais dans ce pays aux multiples facettes, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Parfois, le fait de pardonner est une manière d’affirmer sa supériorité morale… Ils disent qu’ils sont contents qu’on soit ici. »

D’ennemis, les Américains sont passés au rôle d’occupant jusqu’en 1952. Pendant cette période, la mention de la bombe était interdite dans les médias ou les oeuvres de fiction. Les récits des « hibakushas », ou survivants de la bombe, ne sont apparus que des années plus tard, ajoutant à l’étrangeté de leur statut.

Les États-Unis sont ensuite devenus les alliés et les protecteurs du pays devant la menace communiste de la Chine et de l’URSS. Tout ça en très peu de temps.

« Il est intéressant de voir la réaction des Américains qui visitent le Mémorial, certains se sentent coupables devant la destruction civile ; plusieurs sont désorientés, c’est une autre version de l’histoire qu’ils entendent. »

Une visite dans ce mémorial très sobre ne règle pas le procès de la bombe.

Simplement, apparaît tout d’un coup non seulement la puissance effrayante de l’arme nucléaire, mais le désastre humain qu’elle a engendré, les deux seules fois qu’elle a été utilisée.

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