DÉCRYPTAGE
John Kerry doit hisser ce vendredi la bannière étoilée sur l’ambassade de La Havane. Le secrétaire d’Etat américain consacre le dégel des relations bilatérales, sans toutefois trancher la question des échanges commerciaux, ni celle de la répression des opposants.
Jeudi, l’inusable Fidel Castro a soufflé ses 89 bougies. La veille, l’ancien président américain Jimmy Carter, d’un an plus vieux, annonçait qu’il souffrait d’un cancer. Etrange télescopage des temps historiques : les deux chefs d’Etat furent, en 1978, les acteurs d’une première tentative de rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis. L’opération fut un échec, mis à part l’ouverture de «bureaux d’intérêts» qui ont fait pendant près de quarante ans office d’ambassades.
Depuis, de l’eau est passée dans le détroit de Floride, ces 90 miles (144 kilomètres) qui séparent le royaume du capitalisme de l’enclave communiste. Ce vendredi, quand la bannière étoilée sera hissée devant l’ambassade américaine à La Havane, en présence du secrétaire d’Etat américain, John Kerry, la page de la guerre froide sera presque tournée : ne reste qu’à mettre fin à l’embargo économique décrété par Washington contre l’île caraïbe en 1961.
Ce que les Etats-Unis ont à gagner
A mi-chemin de son deuxième mandat, le 17 décembre, Barack Obama s’est décidé à franchir un pas que ses prédécesseurs n’avaient pas osé faire. Le constat que l’embargo, censé asphyxier le régime et provoquer sa chute, avait manqué sa cible est ancien. Seul le poids électoral des exilés cubains du sud de la Floride retenait les présidents américains. Obama a fait sauter le verrou, pariant sur une évolution sociologique et démographique de «l’Etat ensoleillé» : les exilés les plus farouchement anticastristes ont vieilli, leurs descendants ou les immigrés plus récents n’ont pas la même soif de revanche.
Le pari est tout de même risqué : deux républicains de Floride, candidats à sa succession, le rappellent quotidiennement à Obama. Jeb Bush, fils et frère des anciens présidents, et Marco Rubio, fils de Cubains, ont pris la tête d’une guérilla parlementaire dont le but est d’empêcher le Congrès de voter la fin de l’embargo.
La Maison Blanche mise sur une évolution économique «à la vietnamienne», déjà enclenchée par Raúl Castro, qui encourage l’initiative privée pour soulager un secteur public hypertrophié et inefficace. Malgré l’exiguïté du marché intérieur (12 millions d’habitants), les compagnies américaines peuvent convoiter de beaux marchés dans un pays où, de l’industrie à l’urbanisme, tout ou presque est à reconstruire. En mai, les conseillers d’Obama convoquaient les milieux économiques intéressés par le marché cubain et leur disaient : «Allez à Cuba, glissez-vous dans les failles de l’embargo sans attendre qu’il soit levé.» Une course dans laquelle sont engagés d’autres grands pays : François Hollande est le premier chef d’Etat à s’être rendu sur place pour vendre le savoir-faire de ses entrepreneurs.
Ce que Cuba a à gagner
En prenant le relais de son frère Fidel en 2008, Raúl Castro a compris que l’économie cubaine, surendettée, avait besoin d’oxygène. Il a placé l’île sur la voie des réformes progressives et du cuentapropismo, le travail à son compte, permettant à l’Etat d’alléger un secteur public pléthorique. Les incertitudes sur l’avenir de l’allié vénézuélien (chute des revenus du pétrole, élections) ont précipité le rapprochement avec Washington.
Mais l’économie cubaine reste archaïque, peu industrialisée, avec un secteur rural très important. Cuba est l’un des derniers pays où subsiste le carnet de rationnement, la fameuse libreta. Fierté de la révolution, la santé et l’éducation sont mal en point, la population survit grâce au système D (lire pages 4-5). Et les rentrées fiscales restent faibles, dans un pays où les habitants n’ont appris que récemment le sens du mot impôt.
Si les capitaux étrangers sont les bienvenus, il faudra attendre avant la levée totale de l’embargo, qui peut prendre encore plusieurs années. Cuba compte en attendant sur un assouplissement de certaines de ses mesures, en premier lieu l’interdiction de voyage des citoyens américains. L’afflux de touristes risque de buter sur le manque de capacités d’accueil, mais le pays a besoin des dollars des vacanciers pour garder la tête hors de l’eau.
Ce que la démocratie a à gagner
Dans un régime où le Parti communiste est le seul autorisé, le multipartisme et la liberté de la presse n’ont jamais été au programme des négociations avec les Etats-Unis. Si, pour les Cubains, se plaindre (de la bureaucratie, de la corruption, du chaos dans les transports et la distribution alimentaire) est un sport national, peu d’entre eux entrent ouvertement en dissidence. Le prix à payer est dissuasif : procès iniques et longues peines de prison, répression violente des manifestations, ostracisme social et flicage (lire ci-contre). Les espoirs que les droits humains soient mieux respectés ont été déçus : le régime n’a rien lâché dans ce domaine.
Les Etats-Unis n’ont-ils aucun moyen de pression sur leur nouvel interlocuteur ? C’est ce qu’affirment les milieux conservateurs américains. «John Kerry ne va pas hisser le drapeau américain mais le drapeau blanc de la reddition», tempêtait mercredi Mario Díaz-Balart, élu de Floride et féroce pourfendeur de Fidel Castro (qui n’est autre que son oncle).
L’opposition a accusé le coup en apprenant qu’aucun de ses membres ne serait convié au lever de drapeau américain, ce vendredi. Tard mercredi, le département d’Etat promettait des contacts moins voyants. Cette politique de la discrétion n’est pas forcément moins efficace : les discussions qui ont abouti aux déclarations croisées du 17 décembre 2014 avaient été menées dans le plus grand secret.
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