Pauvreté, violence, gangs : la ville d’Oakland, située sur la baie de San Francisco, souffrait jusqu’à présent d’une réputation peu enviable. Elle est pourtant en train de devenir le nouveau lieu à la mode. Dopé par les salaires démesurés de la Silicon Valley, le marché de l’immobilier a explosé dans le nord de la Californie ces dernières années. Résultat : les habitants de la baie de San Francisco se déplacent massivement, chacun chassé par plus aisé que soi.
Pendant que les très riches achètent ou louent à prix d’or des appartements avec vue sur le Golden Gate, la classe moyenne de San Francisco se tourne, elle, vers la jusqu’alors peu fréquentable Oakland.
San Francisco et sa voisine sont ainsi devenues les métropoles américaines les plus dynamiques du pays en terme d’immobilier, selon le site spécialisé Trulia. Près de 7 logements sur 10 se vendent en moins de deux mois à Oakland. De l’autre côté du Bay Bridge, à San Francisco, c’est même plus 74% : les habitants de cette métropole de 800 000 habitants fuient un marché où les transactions moyennes s’élèvent à 1,2 million de dollars. A Oakland (un peu plus de 400 000 habitants, les logements coûtent encore deux fois moins cher (599 000 dollars en moyenne).
Food Trucks, concerts folk et hipsters
Surnommée « le nouveau Brooklyn » depuis plusieurs années déjà, notamment par le New York Times ici et là ou là encore, force est de constater que le parallèle tient la route. Le week-end, les rues du centre ville du troisième port industriel de la côte Ouest se remplissent d’une faune jeune et branchée. Le First Friday est devenu, le premier vendredi du mois, le rendez-vous immanquable des « hipsters ». Débarqués du Bart, le métro local, ils arrivent tout droit du coeur de San Francisco. Les « Food Trucks » envahissent alors la centrale Telegraph Avenue, fermée pour l’occasion sur une dizaine de « blocks » (pâtés de maison). Sandwiches au porc sauce BBQ, burritos et tartes bio-végétariennes-locales s’y arrachent, au son des concerts hip-hop, folk ou encore klezmer.
Comment Oakland, considérée comme la deuxième ville la plus dangereuse des Etats-Unis par le FBI après Detroit, est-elle devenue la nouvelle terre promise des San Franciscains ? Des chercheurs de l’université de Berkeley, la ville voisine, se sont penchés sur la question.
Le docteur Miriam Zuk et son équipe ont ainsi dressé une carte des déplacements urbains de la région. Interrogée par Rue89, la chercheuse, diplômée du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) confirme que le phénomène est dû aux mirobolantes rémunérations annuelles à six chiffres pratiquées dans les entreprises du secteur de la haute technologie.
« Les salaires de la Silicon Valley ont effectivement une influence sur les prix de l’immobilier. Et il ne s’agit pas d’un phénomène localisé. Les marchés de l’immobilier sont interconnectés. On observe un important déplacement des populations dans la région et on s’attend à ce que cette tendance s’accentue à l’avenir. De nombreux quartiers risquent d’être touchés. »
L’embourgeoisement, bon ou mauvais ?
Miriam Zuk parle de « risque » lorsqu’elle évoque le phénomène d’embourgeoisement (« gentrification » en anglais). Car si l’arrivée de foyers au fort pouvoir d’achat est bonne pour l’économie locale, elle se répercute inévitablement sur les plus bas salaires.
« Le sujet est largement débattu. L’embourgeoisement est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Pour qui ? Quels sont les habitants de ces quartiers à risque d’embourgeoisement et auront-ils les moyens d’y rester ? Nous observons de nombreuses zones qui deviennent trop onéreuses pour les foyers aux revenus modestes. »
La chercheuse de Berkeley et son équipe se penchent donc actuellement sur les moyens d’accompagner cette transition. Conseil juridique, encadrement des loyers, mais aussi construction de logements à loyers modérés sont à l’étude.
« Il est important de réfléchir au type de logements qui sont construits afin que les villes puissent investir dans des habitations aux prix abordables et ainsi maintenir une certaine diversité. »
En violet, les zones de « gentifrication » prononcée. (Urban Displacement Project, Université ; de Berkeley)
Les quartiers les plus touchés par le phénomène d’embourgeoisement (en violet sur la carte) se trouvent dans le nord-ouest d’Oakland, à une vingtaine de minutes du centre de San Francisco. Autrefois mal famée, cette partie de la ville qui grouillait de drogués et de dealers s’est radicalement transformée. Harry, un charpentier de 61 ans afro-américain a vu une partie de sa famille y grandir, avant d’emménager à son tour dans la maison familiale, il y a quinze ans. Ce grand homme mince aux traits tirés se souvient :
« Il y a quinze ans, le quartier était un lieu de deal avec tout ce que cela comporte de violence et d’insécurité. Aujourd’hui, il a complètement changé, les enfants jouent dans la rue, de nouveaux habitants sont venus s’installer, apportant un peu de mixité. »
« Les nôtres ont besoin de cette maison »
Assis sur les marches de sa maison, sous un soleil étouffant, Harry prend le temps de nous raconter son histoire. Lui a grandi dans les quartiers de l’Est d’Oakland, ceux où l’embourgeoisement est bien loin d’arriver. La maison d’Oakland-Nord est en revanche dans la famille depuis une cinquantaine d’années. Achetée à l’époque 60 000 dollars, elle vaudrait aujourd’hui dix fois plus. La vendre, ils en ont discuté avec sa femme, nous confie-t-il. Mais ils ont décidé que le bien restera dans la famille :
« Les nôtres ont besoin de cette maison ».
Rapidement, la discussion tourne autour de la question raciale. Car aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, le pouvoir d’achat d’un foyer est généralement lié aux origines des personnes qui le composent.
Harry, qui plaide pour une société multi-culturelle, voit d’un bon œil l’arrivée de « Blancs », terme ici synonyme d’une population aux revenus confortables. Il faut de tout pour faire un monde, assure-t-il. Mais ce père de cinq enfants – dont l’aînée est titulaire d’un master, nous dit-il avec fierté – regrette que nombre d’habitants « historiques » soient ainsi poussés à quitter leur ville natale.
La colère règne en effet au sein de cette population, victime collatérale d’une Silicon Valley où l’argent pleut à verse. D’aucuns blâment les politiciens de cette société à deux vitesse, d’autres les médias.
Plus jeunes, plus blancs, plus riches
A quelques « blocks » de là, Brock, 33 ans, se sent lui presque coupable d’être « bien-né ». Cet auteur au regard bleu perçant est arrivé dans le quartier il y a une dizaine d’années avec sa femme. Originaires de Caroline du Nord et du Minnesota, ils sont devenus propriétaires à Oakland au bout de cinq ans, peu après l’explosion de la bulle immobilière. Brock nous reçoit dans son salon savamment décoré et explique :
« Nous avons acheté ici car le quartier nous plaisait et les prix correspondaient à notre bourse.
Après la crise immobilière, de nombreux habitants ont perdu leur maison, principalement des Afro-Américains, ouvrant les portes du quartier à des personnes plus jeunes, plus blanches et plus riches, comme nous. »
Curieux de nature et passionné d’histoire, il s’est alors interrogé – et continue de le faire – sur le bouleversement qui s’opère dans son quartier et sur ses effets socio-culturels. Interpellé par la vague de protestation qui s’élevait de la part des « résidents historiques », une notion qu’il n’affectionne guère car trop relative à son goût, Brock s’est mis à fouiller l’histoire du quartier comme il le raconte dans la revue trimestrielle Boom publiée par l’Université UCLA, pour mieux comprendre son évolution « historique » justement.
La part des Afro-Américains divisée par deux
En 1980, on comptait 84% d’Afro-Américains dans le quartier contre 44% en 2010, explique-t-il. Dans les années 1940, la quasi totalité des propriétaires étaient de type « caucasien », les Afro-Américains n’ayant pas accès à la propriété. Il rappelle que l’histoire ne commence pas dans les années 1970. Et qu’il n’y a pas si longtemps que ça, les populations noires américaines faisaient clairement et officiellement l’objet de ségrégation.
Face à ce phénomène d’éviction d’une frange de la population, il se sent impuissant :
« Les autorités locales n’ont pas les moyens de mettre en œuvre des politiques efficaces pour protéger les habitants. Et au niveau fédéral, il n’y a aucune volonté en ce qui concerne le soutien aux personnes à faibles revenus en matière d’immobilier.
Donc je suis assis dans ma maison, que j’ai achetée au bon moment par accident, et ma femme et moi qui avons la chance d’avoir un bon niveau d’étude, des familles qui peuvent nous soutenir, qui sommes blancs – ça aide aux Etats-Unis ! – et qui voudrions être le genre de personnes qui contribuent à une ville dans laquelle vivent des personnes de tous horizons, nous ne savons pas comment faire. »
Brock ne compte pas quitter son quartier, auquel il est attaché. Même si sa maison vaut désormais plus d’une fois et demie le prix auquel il l’a achetée, estime-t-il. Une belle plus-value potentielle mais un montant insuffisant pour déménager dans un quartier plus coté de toutes façons.
« L’immobilier, ça s’effondre aussi »
Jonathan, 38 ans, ne va nulle part lui non plus. Originaire de la région, il a choisi d’acheter dans le quartier en 2006 avant tout car celui-ci était idéalement situé, entre San Francisco et sa famille résidant dans l’est de la baie. Cet informaticien qui s’est séparé de sa voiture au profit de son vélo il y a quelques années, raconte :
« Ces quatre dernières années, beaucoup de choses ont changé, de nombreux restaurants ont ouvert. Il est désormais possible de se rendre dans des commerces à pied ».
Propriétaire de plusieurs biens immobiliers qu’il loue en partie – dont un étage de sa propre maison – il sait pertinemment que l’embourgeoisement d’Oakland lui est financièrement favorable. Il affirme d’ailleurs qu’il pourrait facilement augmenter ses loyers. Et n’hésite pas, en outre, à mettre sa maison sur Airbnb lorsqu’il s’absente pour de longues périodes.
Mais Jonathan aime vivre dans un quartier riche de mixité sociale et culturelle et attache de la valeur à la bonne entente qu’il entretient avec ses voisins. Comme nombre d’entre eux, il regrette donc que certains habitants « historiques » se trouvent poussés vers la sortie par des propriétaires peu scrupuleux. Et face à l’euphorie qui règne dans la baie de San Francisco, il préfère garder les pieds sur terre.
« Ici, tout tourne autour de l’argent. J’essaie de ne pas me laisser entraîner par cette hystérie ambiante. L’immobilier ça monte, ça descend. Ca s’effondre aussi… »
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