Un éléphant, ça Trump
Avec la grâce du pachyderme dans le magasin de porcelaine, le milliardaire Donald Trump a relancé le débat sur la langue officielle des États-Unis. Sa dernière réplique visait Jeb Bush, frère de l’autre, ex-gouverneur de Floride et candidat à l’investiture républicaine. Réagissant à une conférence que Jeb Bush donnait en espagnol à un groupe d’hispanophones, Donald Trump l’a sommé de « donner l’exemple et de parler anglais quand il est aux États-Unis ».
La question des langues aux États-Unis est pleine d’ironie et de nuances qui échappent à Donald Trump. Le gouvernement américain n’a jamais proclamé de langue officielle, même si une trentaine d’États se sont déclarés « English-only », ce qui ne change rien au fait que les plus gros approchent d’une majorité d’hispanophones. D’ailleurs, il est douteux d’y présenter l’espagnol ou le français comme des langues étrangères, quand on sait que les États-Unis ont pratiqué l’annexion systématique pendant tout le XIXe siècle. Ces langues sont donc aussi américaines que l’anglais, quoique nettement moins que les langues amérindiennes.
Donald Trump gagnerait à lire le rapport Language use in the United States, lequel est paru — rassurons-le — en anglais. Il en ressort qu’environ 61 millions d’Américains parlent une autre langue que l’anglais à la maison — soit 21 %. De ce nombre, 37 millions parlent espagnol à la maison. Le français arrive 4e sur la liste avec 1,3 million de locuteurs domestiques, précédé du mandarin (2,9 millions), du tagalog (1,6 million), et du vietnamien (1,4 million), mais devant le coréen et l’allemand (1,1 million chacun).
Ce qui devrait rassurer Donald Trump, c’est que le but de cette étude officielle est surtout d’établir si ces gens parlent l’anglais « très bien », « bien », « pas bien » ou « pas du tout ». Il en ressort que 74 % des hispanophones parlent bien ou très bien l’anglais, légèrement sous la moyenne de 77 % des répondants toutes langues confondues. Cela fait 15 millions de mauvais Américains, soit 5 % de la population totale.
Le français aux États-Unis
Donald Trump frôlerait l’apoplexie s’il lisait « Quelle langue parle-t-on dans votre État ? » du journaliste Ben Blatt, qui a compilé pour la revue Slate quelques tableaux amusants à partir de cette étude aride.
Il en ressort que l’espagnol est, après l’anglais, la langue la plus commune dans 43 États. Surprise : le français ressort au 2e rang dans quatre États (Louisiane, Maine, New Hampshire et Vermont). Les trois autres langues (allemand, tagalog et yupik) sont pratiquées dans le Dakota du Nord, Hawaï et l’Alaska. L’autre surprise créée par Ben Blatt est sa 3e carte : faisant abstraction de l’anglais et de l’espagnol, le français ressort dans 11 États, ce qui le place 2e après l’allemand (16 États).
J’ai déjà écrit qu’on estime à la louche le nombre de francophones aux États-Unis entre 5 et 13 millions, ce qui est nettement plus que les 1,3 million qui déclarent le parler à la maison. Cet écart s’explique de plusieurs façons. D’abord, l’étude sur l’usage des langues fait certains choix tendancieux qui désavantagent le français : elle regroupe le créole espagnol et le ladino sous l’étiquette « espagnol », de même que le mandarin et le cantonnais sous l’étiquette « chinois » alors qu’elle sépare le français du créole français.
Mais la « langue parlée à la maison » n’est qu’une facette de la position d’une langue. Bien des francophones parlent une autre langue à la maison, melting-pot oblige. Le français aux États-Unis tire de gros renforts des Haïtiens, des Africains et des Maghrébins, dont une très large part ont été entièrement scolarisés dans ces langues. Sans compter les millions d’Américains qui apprennent le français et dont le nombre est à peu près stable depuis 20 ans.
Pour s’en convaincre, il suffit de consulter deux études produites par l’American Council on the Teaching of Foreign Languages (enseignement secondaire) et la Modern Language Association (enseignement postsecondaire).
Sur les 8,9 millions de jeunes qui apprennent une langue étrangère aux niveaux primaires et secondaires, 6,4 millions étudient l’espagnol et 1,3 million étudient le français (plus de jeunes apprennent donc le français que les autres langues réunies). La concurrence est plus forte aux niveaux postsecondaires. Parmi les 1,6 million de jeunes qui étudient les langues au collège et à l’université, l’espagnol compte pour moins de 800 000. Les 200 000 qui apprennent le français sont presque aussi nombreux que les apprenants des trois langues suivantes (allemand, italien et japonais). Clairement, le français tient toujours une place à part parmi les langues enseignées aux États-Unis.
Il faudra que je revienne plus en détail sur ces deux dernières études, très nuancées, mais qui démontrent que Jeb Bush, n’en déplaise à Donald Trump, est loin d’être le seul Américain à ne pas « donner l’exemple ».
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