Moscow Plays and Wins

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Moscou joue et gagne

L’énorme afflux de migrants en Europe découle directement de la guerre de Syrie, qui a chassé de leur domicile près de la moitié des 23 millions de personnes que comptait ce pays en 2011. Et ce n’est pas par hasard si l’on constate aujourd’hui, dans la foulée de cette crise européenne, un regain de l’activité diplomatique autour du conflit syrien.

Pour la première fois depuis longtemps, Washington et Moscou ont annoncé la semaine dernière qu’ils avaient pris contact au plus haut niveau pour échanger sur ce conflit. Le ministre de la Défense, Ashton Carter, s’est longuement entretenu, vendredi, avec son homologue russe, Sergueï Choïgou.

Dans l’interminable drame syrien, il est clair que la Russie a gagné du terrain au cours des dernières semaines. Dans le domaine militaire, mais aussi diplomatique.

Sur le plan militaire, depuis le milieu de l’été, Moscou déploie de façon massive des armes, des munitions, des tanks et même des habitations préfabriquées pour permettre au régime de Bachar al-Assad de durer et de contre-attaquer, même s’il ne contrôle plus qu’une fraction du territoire de la Syrie « officielle ».

La Russie est, et de loin, la grande puissance étrangère qui intervient le plus directement en Syrie. Elle revendique haut et fort sa solidarité avec le régime de Damas. Pourtant, les preuves cet été d’une intensification de l’intervention russe n’ont provoqué que de molles protestations à Paris, à Washington ou à l’ONU (déclaration de Ban Ki-moon, mercredi dernier).

C’est que la France et les États-Unis se rendent de plus en plus à l’idée qu’en Syrie, l’ennemi principal, sinon unique, c’est le terrorisme djihadiste (encouragé par les monarchies du Golfe). Voilà pour Moscou un gain diplomatique et idéologique majeur : les Américains acceptent de reprendre langue avec les Russes, pour se coordonner avec eux en Syrie, au moment précis où ils interviennent comme jamais sur le terrain, au profit de Bachar.

Pourtant, jusqu’à il y a peu, la diplomatie occidentale, notamment celle des Français, s’en tenait officiellement à la doctrine du « ni-ni » : ni Daech (l’État islamique) ni le régime de Damas. Mais aujourd’hui, la France lance ses avions pour frapper à son tour les djihadistes du désert, malgré les résultats douteux obtenus par les Américains depuis un an avec leurs propres bombardements.

Les ONG sérieuses qui suivent le conflit ont eu beau avoir démontré que, depuis 2011, pour les Syriens ordinaires, le régime de Damas a été dix, vingt, cent fois plus meurtrier que les tueurs exhibitionnistes de l’État islamique, les Européens et les Occidentaux ne le voient pas de cet oeil.

Non, du point de vue des étrangers du Nord qui contemplent ce gâchis — un point de vue encore accentué par la vague de migrants en Europe —, c’est la peur de l’extrémisme islamique qui l’emporte sur toute autre considération. Avec l’idée qu’il faut hâter à tout prix la fin de cette guerre… sous peine de compter bientôt les réfugiés par millions en Europe !

Le Printemps arabe avait semblé mettre à bas l’idée — populaire chez les dirigeants occidentaux des années 1990 et 2000 — que les dictatures « laïques », à base de militarisme et de police secrète omniprésente, étaient les mieux placées pour limiter le pouvoir des islamistes radicaux (le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, grand ami des Français pendant deux décennies, étant l’exemple le plus souvent cité).

Dans les premiers mois de 2011, devant la poussée de populations descendues pacifiquement dans les rues de Tunis, du Caire, de Benghazi ou de Damas, on s’était pris à rêver (naïvement ?) d’une troisième voie entre la peste islamiste et le choléra militariste. Des auteurs comme Nicolas Hénin (journaliste, rescapé de l’État islamiste, auteur de Jihad Academy, Fayard 2015) ou Jean-Pierre Filiu (universitaire arabisant, auteur du nouvel ouvrage Les Arabes, leur destin et le nôtre, La Découverte 2015) ont beau faire valoir aujourd’hui que cette peste et ce choléra sont les deux visages d’un seul et même monstre… rien n’y fait.

Aujourd’hui, les forces de la nuit sont déchaînées et le monde arabe est en pleine régression. Et on en est réduit à considérer comme un espoir la réhabilitation forcée de Bachar al-Assad, grâce aux habiles manoeuvres de Moscou et à la résignation d’Occidentaux paniqués face aux « hordes » arabes.

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