Joe Biden, le « vice-président next door », renonce à la Maison Blanche
Difficile d’être déraisonnable lorsqu’on a été vice-président de la première puissance mondiale pendant sept ans et sénateur des Etats-Unis pendant trente-six ans. Que valait la promesse d’être le plus vieux des candidats, et le plus vieux de tous les présidents des Etats-Unis au début de leur premier mandat ? Et pourquoi prendre le risque de conclure une carrière exemplaire par une défaite ?
Ces questions, Joseph Robinette Biden les a ressassées des jours et des semaines durant mais a fini par trancher contre le risque, le danger et l’incertain en annonçant, mercredi 21 octobre, qu’il ne se présenterait pas à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2016.
En présence de Barack Obama et de sa femme devant la Maison Blanche, il a dit que le deuil de son fils, mort cette année d’un cancer à 46 ans, avait pesé dans sa décision de ne pas se présenter :
« Malheureusement, j’estime que nous ne disposons pas du temps nécessaire pour monter une candidature et remporter l’investiture. »
« N’est-ce pas une saloperie, je veux dire, une vice-présidence ? »
Washington a longtemps cru que le vice-président ménageait le suspense par coquetterie, pour ne pas être passé par pertes et profit avant même la fin du second mandat de Barack Obama. Ses hésitations ravivaient l’intérêt pour l’occupant d’une fonction dont le caractère ingrat a été renforcé par la concentration du pouvoir pratiquée par le président. Avant d’être choisi, M. Biden l’avait d’ailleurs résumé par une blague : l’histoire des deux frères, celui qui part en mer, celui qui devient vice-président… et dont on n’entend plus jamais parler, pas plus l’un que l’autre.
Sept ans plus tard, en octobre 2014, il lâchait un de ces « bidenismes » qui ont fait sa réputation, pas nécessairement celle recherchée. Il lui avait échappé à Harvard, interrogé par un étudiant qui s’était présenté comme vice-président de l’association du lieu. « N’est-ce pas une saloperie, je veux dire, une vice-présidence ? », avait-il grincé avant d’assurer, bien sûr, qu’il plaisantait et qu’accepter la proposition qui lui avait été faite avait été, bien entendu, la meilleure décision de sa vie.
Ah, les gaffes de « Joe »… Elles ont fait l’objet de multiples tentatives de compilation et attiré sur leur auteur l’ironie mordante en même temps que la sympathie évidente d’une bonne partie de la presse, reconnaissante devant tant de candeur ou d’inventivité involontaire. Il ne peut être fondamentalement mauvais, l’homme qui peut assurer :
« Je n’ai jamais été intéressé par la fonction de maire, c’est un vrai boulot, voilà pourquoi je me suis fait élire trente-six ans au Sénat. »
Ou bien :
« Le problème numéro un de la classe moyenne, comme le dit Barack, c’est le mot de trois lettres, les jobs, J-O-B-S. »
Ou encore :
« Les gars, j’ai connu huit présidents, dont trois intimement. »
Blessures familiales et refus d’une dynastie
La magnanimité dont a souvent bénéficié le vice-président ne tient pas qu’à ce travers ou à des états de service impeccables. Elle renvoie aussi à une vie couturée d’épreuves personnelles. C’est dans la chapelle d’un hôpital que Joe Biden avait prêté serment, en décembre 1972, quelques semaines seulement après avoir été élu sénateur du Delaware, à 30 ans. Il y veillait sur ses deux fils, Beau et Hunter, blessés dans un accident de voiture qui avait coûté la vie à sa femme Neilia et à leur fille Naomi. Et c’est ce fils aîné que le vice-président a porté en terre en mai, terrassé par un cancer, à 46 ans.
Beau Biden incarnait tout ce qu’un père peut espérer d’un fils. « Il était bien meilleur que moi, bien meilleur », a assuré le vice-président à Stephen Colbert, animateur vedette du Late Show de la chaîne CBS, dont la famille avait été également décimée par un accident d’avion.
Passé par les mêmes établissements scolaire et universitaire que son père en Pennsylvanie, l’Etat d’origine de cette famille modeste de souche irlandaise, et à Syracuse, dans l’Etat de New York, Beau Biden était juriste, comme le vice-président. Il avait été élu procureur general du Delaware, et servi en Irak comme major de la garde national du même Etat. Après la démission de son père du Sénat, consécutive à son élection à la vice-présidence, Beau Biden s’était refusé à lui succéder. Trop dynastique. Démocrate et catholique, comme son père, il préparait sa campagne pour le poste de gouverneur du Delaware lorsqu’une tumeur du cerveau interrompit brutalement son envol.
Au début d’août, la chroniqueuse du New York Times Maureen Dowd rapportait une scène poignante parmi les derniers instants de ce fils foudroyé, implorant son père de se porter candidat à l’investiture démocrate. Un élément de nature à tourmenter le vice-président et à le faire hésiter plus longtemps que l’échéance qu’il s’était fixée : la fin de l’été.
Au début de septembre, le vice-président avait longuement décrit à l’animateur Stephen Colbert, sur CBS, la nouvelle épreuve qui le frappait, s’attirant le respect de tout un pays. A l’époque, la confession avait d’ailleurs convaincu que Joe Biden n’était pas prêt au choc d’une campagne, avec ce qu’elle comporte de chasse à l’homme et de pugilat, ce qu’il a répété mercredi.
Joe Biden incarne tout ce que Hillary Clinton n’est pas
Un homme qui s’est donné tout entier à la politique depuis plus de quarante ans est le mieux placé pour saisir les occasions de cette course à la présidence. L’investiture qui semblait promise à Hillary Clinton est devenue un peu plus disputée au fur et à mesure que les révélations s’accumulaient sur l’usage d’une adresse et d’un serveur personnel lors de son passage à Foggy Bottom, siège du département d’Etat. Ces révélations ont effacé des années de travail opiniâtre de l’ancienne First Lady pour nettoyer son image des scories liées aux aspects les plus controversés des deux mandats de son mari, Bill Clinton, et à sa campagne ratée de 2008. Et le sénateur indépendant Bernie Sanders, qui brigue lui aussi cette investiture, défend sans doute des positions trop « gauchistes », à l’aune de la politique américaine, pour faire figure de solution de rechange.
M. Biden incarne tout ce que Mme Clinton n’est pas en matière de campagne électorale. Un marathonien du contact, rassurant, accessible et direct, quoique piètre collecteur de fonds. Un expert aguerri par six campagnes sénatoriales, deux primaires présidentielles et une réélection à la Maison Blanche, capable de dominer au cours des traditionnels débats opposant les candidats à la vice-présidence des quadragénaires républicains aussi peu commodes que l’ancienne gouverneuse de l’Alaska Sarah Palin et que l’expert des questions budgétaires Paul Ryan, élu du Wisconsin.
Fils d’un vendeur de voitures, il avait bataillé victorieusement, enfant, contre le bégaiement. Après avoir renversé à la surprise générale un sénateur républicain en 1972, épaulé par sa meilleure conseillère politique, sa sœur, il s’était jeté dans le travail parlementaire sans négliger sa famille, recomposée après un second mariage. Il ralliait chaque soir sa ville de Wilmington par le dernier Amtrak, train dont la légende veut que le conducteur s’accommode parfois des horaires pour pouvoir embarquer son plus fidèle passager. Une première campagne à l’investiture en 1988 avait été torpillée par le plagiat à répétition (révélé par la même Maureen Dowd) d’un extrait de discours du travailliste britannique Neil Kinnock. Elle n’avait pas mis un terme à son ascension au Sénat, où il allait présider successivement la commission chargée de la justice (celle qui supervise notamment les nominations à la Cour suprême), puis la prestigieuse commission des affaires étrangères.
Contrairement à ses appréhensions initiales, le « vice-président next door » a tiré le plus grand profit de ses sept années passées au côté de Barack Obama, pendant lesquelles il a pu entretenir l’un des meilleurs carnets d’adresses de politique étrangère de Washington. Certes, il n’a pas pesé autant qu’il l’aurait souhaité sur ces dossiers qui constituent l’un de ses sujets d’expertise. On sait qu’il avait ainsi conseillé au président de retarder l’assaut donné contre le bâtiment qui abritait Oussama Ben Laden, en 2011. De même, sa science du Congrès n’a pas permis de remédier à l’incapacité de M. Obama d’établir des liens avec l’aile modérée du camp républicain avant que les démocrates perdent le contrôle de la Chambre des représentants puis celui du Sénat. Mais sa loyauté n’a jamais été prise en défaut, alors que le dernier vice-président démocrate avant lui, Al Gore, avait donné l’impression de préparer avant tout sa propre candidature parallèlement à la présidence de Bill Clinton, dès les premiers jours passés à Pennsylvania Avenue.
L’« homo politicus » qu’est le vice-président a cependant l’âge de ses artères. Celle d’une Amérique de baby-boomers, une génération à laquelle il appartient de justesse, étant né en 1942. Une Amérique de « cols bleus« et de syndicats, celle de la Rust Belt, la « ceinture de rouille » qui prend en écharpe les vieux Etats industriels du Nord-Est. Une Amérique dépassée par la mondialisation et les délocalisations. Une Amérique déstabilisée aujourd’hui par une transition énergétique qui pousse les mineurs de Virginie-Occidentale, ancien bastion démocrate, dans les bras des républicains, comme la « guerre culturelle », du mariage gay à l’avortement, a achevé de convertir le vieux Sud démocrate en terre républicaine.
Dans l’Amérique de Joe Biden, le Ted le plus célèbre du Congrès était un Kennedy, du Massachusetts, un démocrate champion des deals avec l’autre bord. C’est aujourd’hui un sénateur du Texas au verbe incendiaire, Ted Cruz, également candidat à l’investiture républicaine. Celui-là ne compte pas le succès politique en compromis passés mais en batailles à sommes nulles qui ne couronnent qu’un vainqueur.
Cette Amérique qui gronde et vitupère n’a que faire de la nostalgie qu’aurait pu incarner Joe Biden. Ses adversaires n’auront pas à dénigrer un homme du passé. Lui aura tout le temps d’apprécier en connaisseur la prochaine mêlée présidentielle : son dernier train pour Wilmington partira le 20 janvier 2017.
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