Ma génération a coexisté avec le terrorisme. Les années 1970-1980, celles de nos vingt ans, ont coïncidé avec la dissémination de l’industrie publicitaire du massacre à but politique. Les bombes, déposées dans des poubelles publiques, dans des voitures, dans des avions ou à la ceinture de jeunes gens suicidaires explosaient dans les foules comme des messages sans adresse et pourtant adressés. IRA irlandaise, ETA basque, Bande à Baader allemande, Brigades rouges italiennes, néo-fascistes italiens camouflés, Tigres tamouls, Septembre noir et autre Front populaire de libération de la Palestine: les devins du détonateur ont volé la vie de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Et le sang continue de couler sur le trottoir des villes, New York, Paris, Beyrouth, Bamako, Tunis, pour d’autres causes, par d’autres assassins. C’est l’islamiste, aujourd’hui, qui se déchaîne.
Les gens de mon âge sont plus accablés que surpris. Nous avons le souvenir tant de fois répété de notre hébétude devant les images des morts de notre colère les jours d’après. Cette guerre-là, nous la connaissons par habitude. Chaque fois pourtant, la dévastation nous ôte la voix. Trois mille morts à Manhattan en 2001. Cent trente morts à Paris en 2015, «l’attentat le plus meurtrier en France» souligne-t-on comme pour trouver une raison supplémentaire à la stupeur. La surenchère de destruction est la seule nouveauté. Pour le reste, malgré son apparente variété, le terrorisme est tragiquement le même depuis la révolution française. Et l’anti-terrorisme toujours aussi aléatoire.
Quand une «machine infernale» explose rue Saint-Nicaise, à Paris, le 24 décembre 1800, sur le passage du carrosse de Napoléon Bonaparte – quatre morts, une centaine de blessés, 46 maisons détruites et Bonaparte indemne -, Fouché, ministre de la police, soupçonne les monarchistes et réunit les preuves de leur culpabilité. Mais c’est des Jacobins que le Premier Consul veut la peau. Fouché est démis pour insubordination.
Je me souviens de la bombe dans la salle d’attente de la gare de Bologne en août 1980: 85 morts et 200 blessés. Les Brigades rouges sont accusées. C’est en réalité une opération néo-fasciste soutenue par une coalition hétéroclite d’officiers du Renseignement (SISMI) et d’une loge maçonnique dévoyée (P2). Il faut quinze années d’une enquête sans cesse contrariée pour obtenir la sentence. Entre temps, le terrorisme rouge et le terrorisme noir ont disparu, par fatigue, mis en échec par la résistance plastique de la société, inaccessible à la logique de la terreur.
Je n’étais pas née en 1925 quand la coupole de la cathédrale de Sofia, plastiquée par le parti communiste bulgare, est tombée sur la foule pendant une cérémonie funèbre, tuant 150 personnes et en blessant 500. Le terrorisme communiste a lui aussi disparu. Comme, plus récemment, le terrorisme nationaliste: basque, irlandais, palestinien, tamoul et peut-être kurde.
Le terrorisme a quelque chose d’épidémique. Il survient, il fait école et s’épuise. Un autre le remplace. Celui d’aujourd’hui se prétend religieux. Il embauche contre «les infidèles». Après chaque attentat, les experts se livrent à une débauche de certitudes sur les motifs et les remèdes. On écoute avec indulgence. La rhétorique terroriste reste indéchiffrable.
Les gens de mon âge ont lu “L’Agent secret”, une vaticination de Joseph Conrad sur l’attentat anarchiste de 1894 contre l’observatoire de Greenwich (un mort). Il y a là l’idée, avancée par un sinistre secrétaire d’ambassade, que l’acte terroriste parfait doit avoir l’absurdité choquante d’un blasphème gratuit. «Pour qu’un attentat à la bombe ait une influence quelconque sur l’opinion publique aujourd’hui, il faut qu’il aille au-delà des intentions de vengeance ou de terrorisme. Il faut qu’il soit purement destructeur. Qu’il soit cela et rien que cela, sans qu’on puisse le soupçonner un instant d’avoir un quelconque autre objectif.»
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