Comment le troisième parti des Etats-Unis projette de terminer sa révolution?
La nomination annoncée de D. Trump en tant que candidat du parti républicain (GOP) contre les conservateurs libéraux et les néoconservateurs signe l’ascension de la droite radicale populiste depuis les années soixante. Celle-ci revendique avec force son credo : « Make America Great Again » générant un mélange d’américanisme chauvin, de militarisme et d’élan libertarien pronant la fin de l’interventionisme étatique dans l’économie. Ce courant longtemps minoritaire au sein du GOP aspire à redéfinir non seulement la ligne du parti mais aussi les règles politiques de la République, en délégant au secteur privé la responsabilité du pouvoir et en redonnant à l’exécutif les coudées franches face au parlement[1].
La nature « hamiltonienne » de leur programme, clamant la primauté de l’exécutif, interpelle les observateurs, dans la mesure où il propose de recourir à tous les moyens afin de rétablir une prétendue suprématie américaine perdue[2]. Des propositions qui ne sont pas sans rappeler les fascismes des années 1930 qui, à leur manière proposaient le retour à un « âge d’or » mythique, traduit dans l’hypernationalisme. Une idéologie proche de l’« America First » de l’entre-deux guerre, mouvement auquel s’est symboliquement rattaché le candidat Trump[3].
Comment appréhender les limites d’un tel phénomène et évaluer ses chances de succès ? Quelles leçons tirer de l’échec des républicains traditionnels à lui faire barrage à la veille de l’élection générale?
Donald Trump appelle à restituer sa grandeur aux Etats-Unis, comme Ronald Reagan et Barry Goldwater son mentor dans la campagne infructueuse de 1964[4]. Cette période voit la naissance de ce populisme conservateur qui fédère les partisans du libre-échange contre l’Etat et les nationalistes anti-communistes qui s’attaquent à la Welfare society issue du New Deal de F.D. Roosevelt (1933-1945).
Alors que le Maccarthysme annonce les premiers sursauts de cette fracture sociale, leur projet politique traduit au moins en partie les craintes de la classe moyenne blanche pleine de préjugés racistes, elle-même effrayée par la perspective d’un raz-de-marée afro-américain, qui menace à leurs yeux les équilibres sociaux ainsi que leur statut socio-économique dans l’environnement d’après-guerre[5].
Cette « nouvelle droite » émergente adopte au cours de la décennie 1960 des idées qu’aucun républicain traditionnel n’ose formuler en public, avec ses appels à la répression de l’intérieur et le recours aux armes atomiques tactiques contre les communistes à l’extérieur (au Vietnam et ailleurs)[6]. Les années 1970 voient la progression et l’institutionalisation de ce mouvement par la formation d’un réseau de fondations et de think tanks au service d’un programme à trois volets: le soutien d’une armée forte ; le désaveu des politiques de détente contre tout rapprochement avec les ennemis chinois et soviétiques ; un rejet de la diplomatie multiltérale, notamment de l’ONU, ainsi que des négociations sur les réductions d’armes[7].
Ce mouvement entretient une hostilité croissante envers les « élites libérales » de l’establishment, imitant sans les reproduire d’anciennes divisions héritées de la guerre civile américaine (1861-1865). Rejoint et renforcé par les évangélistes formant la « Majorité morale » à la fin de la décennie 1970, avec Jerry Fallwell à sa tête, il flirte avec l’intégrisme en promettant la rédemption à ses adeptes.
Son fils et directeur de l’Université de la Liberté, Jerry Falwell Jr., s’est engagé derrière le candidat Trump en promettant qu’il est un digne représentant de leur église[8]. Précisons que cette droite-là ne se confond pas avec les néoconservateurs, anciens libéraux reconvertis au conservatisme après la guerre, bien que les deux partagent longtemps une même interprétation de la menace communiste vue comme une conspiration malveillante tournée contre les Etats-Unis et sa sacro-sainte liberté[9].
La possibilité de conduire à une institutionalisation graduelle de cette droite radicale repose sur la création de nombreuses institutions et think tanks comme l’American Entreprise Institute (AEI) ou la fondation Heritage fédérant les divers courants, par le financement de programmes « éducatifs » à destination des cadres et des milieux académiques[10]. L’armée, implantée dans les Etats de la « Bible-belt », avec ses bases et ses industries contribue activement à ce mouvement, formant son lot de partisans[11]. Ensemble, ils appellent à défendre les budgets militaires contre toute démobilisation dommageable à la sécurité nationale.
La défaite du Vietnam attribuée aux libéraux n’est pas acceptée, pas d’avantage qu’elle ne conduit à l’abandon du culte des technologies militaires, mis au service de contre-révolutions à travers le Tiers-Monde[12]. Tout au contraire, pour ce courant populiste, le contrôle du processus politique passe par une mise au pas du Congrès, garantie contre la répétition des erreurs du passé. Ronald Reagan (1981-1988) soutenu par Trump à l’époque, après R. Nixon (1968-1974), est le candidat de ce renouveau sous le slogan : « Morning again in America ».
Après avoir prononcé son désir de non-intervention extérieur, au début de son premier mandat, plusieurs attaques « terroristes », dont une contre un barraquement de militaires U.S. au Liban en septembre 1982, facilite la révision de cette posture[13]. En mars de l’année suivante son initiative de défense stratégique (SDI), et le programme de système de missiles anti-missile entraine l’allocation de $26 milliards U.S. alloués au secteur de la recherche militaire.
Un tel revirement est assorti d’une marche à pas forcé vers la privatisation des principaux secteurs de l’économie: « What I want to see above all, is that this remains a country where someone can always get rich. »[14]. Reagan épouse en cela les principes de son guru Milton Friedman avec qui il partage l’idée que les commandes de la nation doivent revenir à une élite manageriale[15].
Donald Trump, non content de recycler ces idées, est soutenu par l’un des maîtres d’œuvre de cette nouvelle droite populiste : Newt Gingrich, lui-même candidat à la primaire républicaine de 2012, collistier potentiel pour la présidentielle de 2016. En tant qu’ancien Speaker de la Chambre des représentants (Whip) entre 1989 et 1995, il a été l’artisan de la poursuite de ces velléités révolutionnaires gagnant l’ascendant sur les néoconservateurs au terme des années George W. Bush (2001-2008).
N.Gingrich a écrit un essai politique « To renew America » (1995), loué par R.Murdoch le magnat du géant médiatique News Corp (Fox News), en écho du slogan trumpiste « Make america great again ». Soutenu à son heure par l’auteur de romans d’espionnage Tom Clancy, qui voyait en lui un intellectuel et un penseur, le sénateur parlait de ses méthodes: « Raise hell and be nasty » (Faire du boucan et être méchant) adoptant, comme Trump, une approche confrontationelle non consensuelle. Le temps du dialogue est révolu à ses yeux, cédant à l’action et à la force si nécessaire afin de faire rentrer les autres (i.e. adversaires) dans le rang. Son ancien trésorier de campagne en 1976 et 1978 avait fini par prendre ses distances en désignant Gingrich comme : « l’une des personnes les plus dangereuses pour le futur de ce pays » et assurant regretter sa participation à son élection au poste de sénateur[16].
Sitôt au Congrès, Gingrich entonne la « prophétie du déclin militaire » lourd de menaces futures[17]. À la fin du premier mandat Reagan, Gingrich précise que l’objectif de son mouvement est de : « changer les structures du pays » pour passer d’un état social (welfare state) à une société d’opportunité (opportunity society) en adoptant le mode de fonctionnement d’une multinationale à l’échelle de l’Etat[18]. Un modèle « holiste » aspirant à une approche « conservative totale »[19].
Le sénateur avait pourtant fini par faire l’objet d’une enquête du Congrès portant sur les financements opaques d’organisations politiques et d’émissions télévisées, à travers le GOPAC (Republican political action committee) dont il assumait la direction pendant six ans[20].
Gingrich n’a eu de cesse d’appeler au ralliement des républicains derrière Trump sur Fox News, un média auquel il collabore en tant qu’expert[21]. Ceci a offert au milliardaire une plateforme et une couverture sans commune mesure avec les autres candidats, si l’on en croit les analyses effectuées par les observateurs indépendants des médias[22].
Pour exemple, on a pu y assister à l’interview exclusif du candidat Trump juste après les attentats du 22 mars à Bruxelles, soit moins d’un mois avant les primaires de New York du 19 avril. Le magnat en profite alors pour réitérer la pertinence de ses propositions radicales appelant à mettre un terme à l’afflux des « migrants terroristes » (selon ses termes) par la construction de barrières physiques et par le recours aux renvois[23].
Au chapitre économique, l’adoption du « libre-marché » n’est souhaitable à leurs yeux que tant qu’il profite aux Etats-Unis en lui rendant son leadership mondial. Un marché voué à être « façonné », déclare Gingrich, afin d’encourager les « comportements » favorables des partenaires commerciaux. Des accents que l’on retrouve dans la bouche de Trump lorsqu’il accuse la Chine d’avoir pris des emplois aux Etats-Unis sans analyse des causes de l’accumulation du capital ni des effets des dérégulations dont il s’est lui-même fait le chantre[24].
Créé en 1975 par le sénateur Jesse Helms, le National Conservative Political Action Committee (NCPAC) soutenu par la Chambre du Commerce et l’Association Natonale des Fabriquant (NAM) a servi à financer des campagnes négatives contre les concurrents « libéraux » et à contrer les efforts de la gauche et des syndicats ouvriers[25]. Son directeur John T. Dolan répétait qu’il n’est pas suffisant de faire confiance au parti républicain pour élire les candidats les plus conservateurs mais qu’eux mêmes y veilleront[26].
La mise sur pieds d’un « nouveau contrat pour l’Amérique » suit la tentative infructueuse de Pat Buchanan à la présidence (1992) dans un combat contre l’« affaiblissement national » causé par les « forces libérales destructices »[27]. Le Congrès est accusé par ces milieux de « fraude » et d’abus à l’encontre des citoyens américains[28].
Leur programme couvrait six objectifs: 1) la réduction de la taille du gouvernement ; 2) l’abaissement des impôts ; 3) la promotion de la sécurité intérieure et extérieure ; 4) le soutien du « rêve américain » fondé sur la liberté et la responsabilité individuelle ; 5) la promotion de l’excellence éducative et enfin 6) la promotion d’une économie de libre marché et de libre entreprise (selon les conditions évoquées plus haut)[29].
Postures le plus souvent contradictoires, celles-ci effectuent le grand écart entre un soutien au non-interventionisme et l’appel à une armée puissante. Le tout porté par des formules populistes rappellant à bien des égards les méthodes fascistes[30].
Le doyen des études sur le fascisme, Robert Paxton, a précisément démontré comment la « conspiration » est au coeur de la représentation du monde propre à ces courants, en excluant l’« autre », présenté comme une entrave au projet national, devant si nécessaire être éliminé pour permettre l’accomplissement de ce destin exceptionnel[31].
La naissance des Etats-Unis en tant que nation, porte les traits de cette brutalité politique apparentée au fascisme : allant du recours au génocide des natifs « indiens» jusqu’aux violences exercées contre les esclaves africains exploités dans les plantations de coton. Ces violences se voient justifiée par les tenants d’approches cryptoracistes qui ne se sont jamais totalement dissipées[32].
Paxton a également insisté sur la nature contre-révolutionnaire des courants fascistes, montrant les liens existant entre ces milieux et ceux du capital: « Chaque fois que ces derniers (les fascistes) accédèrent au pouvoir, les capitalistes s’en accomodèrent pour la plupart, les considérant comme une solution moins mauvaise que les socialistes. »[33].
Les moteurs d’adhésion aux méthodes de la terreur fasciste ne nous sont pas inconnus, depuis Fritz Stern qui a analysé le processus de « démoralisation culturelle » en cause dans la montée du germanisme puis du nazisme[34]. Un processus de formation de l’identité fasciste au coeur de l’analyse socio-psychologique d’Eric Fromm dont les résultats demeurent actuels[35].
En effet, aujourd’hui, pas moins qu’hier, les citoyens isolés et désécurisés se voient proposer un exutoire à leurs peurs sous forme d’une solution simple réglant tous leurs problèmes. L’homme moderne, affirme Fromm, a subit une dépersonnalisation qu’il cherche à compenser, il « se vend lui-même » et ressent qu’il est une marchandise[36]. De telles peurs sont entretenues par les médias tels que Fox News, avec ses présentateurs Rush Limbaugh ou Bil O’Reilly acquis à la campagne de Trump, ainsi que certains networks sur Internet comme infowars.com et Alex Jones qui spéculent sur une prise de pouvoir des globalistes aux Etats-Unis et dans le monde entier[37].
Ce dernier appelle récemment les citoyens à s’armer face à l’imminence du désastre, exploitant la vaine paranoïaque omniprésente dans les productions culturelles et cinématographiques à gros budget, soutenues par l’industrie militaire alliée à sa cause[38]. Depuis les attentats du onze septembre 2001 les derniers garde-fous législatifs semblent s’être évanouis les uns après les autres[39]. Le département de la sécurité intérieur (DHS), en collaboration avec le FBI, devient le bras militaire armé auquel on confie la responsablité de pallier aux mouvements de désobéissance civile les plus divers[40].
La recrudescence récente des agressions contre les noirs par les services de polices dans tous les Etats-Unis a fait ressurgir ces spectres venus du passé, dans un climat de crise sociale et de fracture propre à influencer les attitudes de l’électorat lors des prochaines élections[41].
Le philosophe Karl Mannheim a fourni les clés de la contradiction exisant entre le processus démocratique et la concentration du capital en lien avec le déploiement de la puissance militaire. Ce qui valait pour l’Allemagne un siècle plus tôt, vaut aujourd’hui pour les Etats-Unis avec un budget militaire multiplié par dix en un demi-siècle, atteignant $800 milliards en 2015-2016. Mannheim explique de quelle façon le processus de rationalisation fonctionnel a privé les individus de leur autonomie et de leurs libertés au profit d’une minorité puissante : « La concentration des moyens militaires en cours rend probable l’émergence d’un type nouveau de tyran, de droite comme de gauche, dont le pouvoir s’appuiera sur une forme de corps d’élite militaire de de techniciens spécialisés dans ce domaine.»[42]
À conjuguer à ce que May Scheler appelle au sortir de la Seconde guerre mondiale la « Stimmungsdemokratie » ou démocratie des émotions qui permet de manipuler les émotions du public pour mieux le contrôler. C’est dans cette dérive que se développe ce que l’historien Sheldon S. Wolin appelle un « totalitarisme à l’envers » qui propose d’accomplir la « révolution managériale » en détruisant un système jugé inefficace et obsolète à l’ère de la révolution technologique affectant les instruments du gouvernement et les limites des souverainetés[43].
Aurait-on sous-estimé, par manque de vision ou d’imagination, de quelle manière les idéaux de la République pourraient être pervertis par l’action concertée d’une minorité, défendant ses intérêts particuliers contre ceux du bien commun ? Après le trauma politique et militaire de la guerre du Vietnam (1975), l’intermède des années Reagan (1981-1988) fournit l’occasion à ce mouvement populiste de gagner les allées du pouvoir. Fédérant les industriels du Sud et du centre du pays, de plus en plus associés aux industries militaires, ils promettent alors de transformer la nation de façon radicale suivant un modèle corporatiste, porté par sa classe managériale, les 1% les plus riches[44].
Ses membres adoptent pour se les approprier les “lois du marché”, en détournant ses règles, les vidant de leur sens. Censés assurer la survie de la République contre les formes les plus diverses de totalitarisme, ils en deviennent les fossoyeurs, profitant de l’absence de régulation et du « laisser faire » de manière à accumuler la richesse capable de perpétuer leurs propres bureaucraties, détournant les capitaux loin du cœur de la cité. L’édifice public a fini par se lézarder de toute part, phénomène que l’affaire des Panama papers illustre opportunément, sans en dévoiler l’étendue réelle.
Trump, après avoir clamé son statut de « self-made Man », parangon des vértus américaines, contre un Wall Street corrompu, prend Steven Mnuchin comme financier de sa campagne, qui est le co-président du studio de production hollywoodien Relativity Media; fondateur de One West Bank, directeur de Hedge Fund et partenaire de la banque Goldman Sachs[45]. Paradoxe à ajouter à la liste.
La victoire du milliardaire pourrait donner raison à George Mason, auteur de la déclaration des droits de Virginie et membre de la Convention fédérale, qui écrivait en 1787 : « Le gouvernement des Etats-Unis commencera comme une artistocratie modérée, et bien qu’il soit impossible de dire si, dans sa conduite, il produira une monarchie ou une aristocratie corrompue et oppressive, ce système oscillerait entre les deux, et finira par s’établir par l’un ou l’autre. »[46]
Trump n’est pas tant ce héros du peuple que le héraut du 1% des magnats contrôlant le pétrole[47], l’immobilier, l’industrie automobile et les secteurs miniers sans oublier une « nouvelle économie » enrichie dans l’ombre des programmes militaires depuis les années Reagan[48].
Bien résolus à s’affranchir de toutes les contraintes afin de remédier à des désordres dont on accuse les « autres » de l’intérieur ou de l’extérieur : qu’ils soient libéraux de gauche, progressistes ou syndicalistes, européens, russe ou chinois, ce sont eux qu’il faut haïr collectivement, eux encore qui paieront le prix de cette élection et permettront aux Etats-Unis de réaliser leur rêve de grandeur, mythe d’une nation qui porte à son terme sa révolution.
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