The Internet, the Other Horrible Disillusionment

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L’espoir des gens de raison était immense : Internet allait mettre la connaissance à la portée de tous. C’est le contraire qui se passe.Le rêve californien d’une humanité éclairée tourne, avec les populistes, au cauchemar

Les gens de raison ont ces temps-ci de lourdes désillusions. A leur surprise, le populisme a débordé des petits pays pour gagner les grands. A leur surprise, les profits de la mondialisation ne « ruissellent » pas de l’élite jusqu’au peuple. Larry Summers, ancien conseiller de Bill Clinton, l’un des théoriciens du primat de l’économie, du « it’s economy stupid » et du ralliement de la gauche démocrate à la politique pro-business (politique de l’offre), avait reconnu, dès avant la crise de 2008, que « lorsque la marée (la croissance) remonte tous les bateaux ne se remettent pas à flots, seuls les yachts le font ».

Le confortable sentiment que la croissance finirait par résoudre naturellement tous les problèmes, l’attentiste, est en échec. Les perdants, enragés, n’attendent plus. Ils prennent de vitesse l’optimisme économique erroné et le renversent sur le terrain politique. Aucun pays n’y échappe plus, l’agenda des élections devient celui des défaites. Les prochaines échéances sont en Italie, aux Pays-Bas, en France. Même en Allemagne, pays que les gens raisonnables pensaient vacciné pour toujours, la question centrale est devenue celle de la force des populistes de l’AFD.

Contrairement au plan des raisonnables, tous les ventres ne vont pas être naturellement remplis. Cette première désillusion s’accompagne d’une autre, d’une importance plus grande encore, celle qui consistait à dire que toutes les têtes seraient bien remplies. L’espoir des gens de raison était immense : Internet allait mettre la connaissance à la portée de tous. Rendez-vous compte : les meilleurs cours des meilleurs profs par un clic. Toutes les études, toute la science mise à disposition gratuitement. La « petite poucette » de Michel Serres, offrant toute l’information à l’homme, allait le libérer et lui permettre de consacrer son temps et sa cervelle à l’invention, à l’art, à l’intelligence. Transformation anthropologique bienheureuse, rien de moins (2).

Patatras. A leur surprise, les gens de raison découvrent qu’il n’en est rien ou plutôt que c’est le contraire qui se passe : avec Internet le faux gagne sur le vrai. Le web amplifie et légitime le n’importe quoi. Le débat est lancé aux Etats-Unis sur le rôle des réseaux sociaux dans l’élection présidentielle mais la conclusion presque unanime des politologues est nette : Facebook n’a pas fait la victoire de Donald Trump mais y a très fortement contribué. Déni immédiat du fondateur Mark Zuckerberg, qui trouve cette conclusion « dingue » (1) . Mais son avis n’est pas partagé par nombre de ses collaborateurs et de ses dirigeants. Le rêve californien d’une humanité éclairée par l’échange des idées, par la confrontation des points de vue et par la construction agrégative de la vérité tourne, avec les populistes, au cauchemar.

Clay Shirky, professeur à l’Université de New York explique qu’avant Facebook, l’individu raciste ou homophobe se pliait sous la force de l’interdit social, il gardait ses propos pour lui, sa famille, sa table d’amis, son club de tir. Il ignorait le nombre des autres du même avis, il grognait mais se tenait à carreau dans son coin. D’un coup, le réseau lui fait découvrir des foules d’« amis », racistes comme lui. La parole est libérée et, si longtemps retenue, elle est criée. On se reconnait, le nombre crée la légitimité.

Le web a servi, au départ, à la diffusion des bons sentiments, en général de gauche. Les altermondialistes, les indignés et tous les courants progressistes, ont utilisé sa force et son caractère international, universel. On a pu dire que le web avait fait les révolutions du monde arabe et l’élection du premier président noir aux Etats-Unis. Aujourd’hui, renversement complet. Le web est investi par les courants opposés, réactionnaires et Alt-right (droite extrême). Ils diffusent leur propagande principalement sur un Internet qui chérit les messages courts, joue sur l’émotion et va si vite qu’il ne vérifie rien. Des fausses nouvelles sont lancées sur des sites obscurs souvent domiciliés à l’étranger (Hillary Clinton mêlée à un réseau pédophile dans une pizzeria, un enquêteur sur ses mails retrouvé mort, etc) et ils ont été relayés dans la seconde sur Facebook, Twitter, Instagram et autres. La vérification (facts checking) par les médias sérieux ne servait à rien, elle arrivait trop tard. Pire, elle ne faisait que confirmer l’engagement de la presse contre Trump. Les nouvelles les plus diffusées sur le Net pendant la campagne étaient les fausses. « Si on ne sait plus distinguer le vrai du faux, si on ne fait plus la différence entre les arguments et la propagande, on aura des problèmes » dans nos démocraties a prévenu comme désemparé Barack Obama lors de sa visite à Berlin.

Les ventres vidés, les têtes remplies de saletés, alors les nerfs brûlent. La raison cède à la passion. Que faire ? Prendre enfin la mesure de la défaite. Le monde ne va pas bien, il va mal. Refuser ensuite la réponse populiste qui est celle du demi-tour en arrière, de la refermeture contre la mondialisation, contre les libertés du web. Ce sera difficile car la tentation d’un populisme light, protectionniste, se répand à droite et à gauche dans les partis classiques. C’est aller vers de nouvelles illusions, celle d’une réindustrialisation, celle du retour à l’école d’antan, celle la survie possible des vieux médias. Il faudra radicalement inventer autre chose, un déplacement massif de l’Etat providence sur les classes moyennes et une politique éducative et médiatique qui redonne les moyens d’avoir l’esprit libre. Il y a beaucoup, beaucoup de travail.

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