Rarement, en quelques mois, on aura vu s’accumuler autant de signes de ruptures. Alors que notre monde, dix ans après la grande crise financière, se trouve à un nouveau tournant, géopolitique celui-là, la foi absolue de certains apôtres dans le pouvoir transformateur de la tech, en prise directe avec le schéma de pensée dominant de la Silicon Valley, pourrait être source de grandes désillusions.
Evgeny Morozov, le chercheur américain d’origine biélorusse, a fait de cette formule ironique un résumé de la perte de sens de notre époque : Pour tout résoudre, cliquez ici (Editions Fyp). Son best-seller mondial dénonce « l’aberration du solutionnisme technologique », le schéma de pensée dominant de la Silicon Valley qui veut nous faire croire que, pour chacun de nos problèmes, il y a, comme dit la publicité, « une application pour ça ». Ce livre, une sorte d’anti-Harari, l’auteur de Sapiens, une brève histoire de l’humanité et de Homo Deus, une brève histoire du futur, dénonce la foi absolue de certains dans le pouvoir transformateur de la tech.
Les métamorphoses du monde actuel ne sont certes pas que digitales. L’économie numérique en elle-même ne pèse pas grand-chose dans le PIB mondial : 5 % en France, 6 % aux États-Unis. L’économie dite « traditionnelle » est encore ultra-dominante ; mais elle est traversée par la révolution technologique dont le plus gros de la vague est à venir. Les nouveaux champions de ce monde-là sont américains, symbolisés par l’acronyme Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, et bien d’autres), et leurs équivalents chinois, les fameux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). L’Europe est dominée, colonisée, totalement absente de cette nouvelle forme de la mondialisation. Si nous ne réagissons pas, nous sommes condamnés à devenir de simples consommateurs béats des progrès qui vont enrichir des pays concurrents aux multinationales de plus en plus puissantes.
Economie de superstars et signes de ruptures
Cette économie de superstars, de premiers de cordée, se met en place au moment où le monde traverse une zone de tensions, pour ne pas dire une zone de dangers extrêmes. Rarement, en quelques mois, on aura vu s’accumuler autant de signes de ruptures. C’est Donald Trump, le président américain, qui, d’un tweet, atomise le semblant de communiqué conclu au sommet du G7, juste avant d’aller négocier seul à seul un semblant d’accord de dénucléarisation avec le dictateur nord-coréen. Le président américain, toujours, qui accélère la mise à mort du multilatéralisme, multipliant les mesures protectionnistes agressives, s’attirant des contre-mesures de tous ses partenaires, canadien, européens ou chinois. La démonstration in vivo de l’imbécillité de ces décisions est apportée par Harley Davidson qui, pour échapper aux sanctions européennes, délocalise hors des États-Unis. Ce qui s’appelle se tirer une balle dans le pied. On le sait bien, les guerres commerciales ne peuvent faire que des perdants et finissent mal en général.
Dix ans après la crise financière, un nouveau tournant. Géopolitique
En Europe, c’est la crise des migrants qui exacerbe les tensions politiques : elle déstabilise l’Allemagne d’Angela Merkel et entraîne l’Italie, un pays fondateur de l’UE, dans le populisme. L’Europe, qui avait jusqu’ici surmonté toutes les crises, agricoles, financières, se découvre impuissante, et mortelle.
L’ordre mondial, tel que nous l’avons connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est bousculé, contesté jusque dans son essence par ceux-là mêmes qui devraient en être les garants. Si l’on ajoute à ce tableau la contestation partout de la démocratie par des régimes autoritaires dont certains se qualifient d’« illibéraux », la persistance de la menace terroriste qui s’étend, le réchauffement climatique dont on commence seulement à mesurer les conséquences, il est temps de regarder la réalité en face : dix ans après la crise financière de 2008, à laquelle nous n’avons survécu que parce que les banques centrales ont injecté des centaines de milliards de dollars pour sauver les banques, nous sommes en train de vivre en 2018 un nouveau tournant, géopolitique celui-là : sans doute la fin du monde tel que nous l’avons connu. Et nous allons entrer, à l’aube des années 2020, dans un autre paradigme : un monde VUCA +, encore plus volatil, incertain, complexe et ambigu que ne l’avait anticipé le Pentagone lorsque l’armée américaine a inventé ce concept dans sa vision du futur.
Faut-il se prépare au « retour du tragique dans l’histoire » ?
Certains, comme l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, regardent les années 2020 à venir avec le miroir des années 1930 :
« Il y a une tentation fasciste aux États-Unis et en Europe », prévient-elle dans son dernier livre.
Sans doute faut-il trembler devant le parallèle mais hésiter à l’employer à tort et à travers. « Nous ne nous apprêtons pas à vivre des temps calmes », avait reconnu Emmanuel Macron dans son discours à la session ministérielle de l’OCDE fin mai.
Devons-nous nous préparer, comme le président l’a souvent dit, au « retour du tragique dans l’histoire » ? Après soixante ans de paix, l’Europe est à la croisée des chemins, et ne peut compter que sur elle-même et ses propres forces pour se sauver elle-même. Finalement, c’est peut-être une occasion unique de nous prendre par la main et de mieux coopérer entre nous, nous qui passons notre vie à donner des leçons de multilatéralisme au reste du monde. C’est en tout cas la fin de « la fin de l’histoire » telle que l’avait espéré Francis Fukuyama, en voyant dans la chute de l’URSS la victoire finale de la démocratie et de l’économie de marché.
Pour tout résoudre, cliquez ici ? L’appli qui permettrait de réinventer des solutions multilatérales pour monde en déroute n’a pas encore été inventée… Espérons un sursaut au G20 de Buenos Aires en fin d’année…
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