The New Opium War?

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La nouvelle guerre de l’opium ?

Le recours aux médicaments dérivés de l’opium est à l’origine d’une crise sanitaire sans précédent aux Etats-Unis. Mais, contrairement aux mythes réactualisés par Trump ou Bannon, ce n’est pas la Chine qui intoxique l’Amérique.

Se félicitant, il y a quelques jours, de la posture belliqueuse des Etats-Unis envers la Chine, Steve Bannon, ex-conseiller du président Trump, a résumé d’une phrase la conviction qui préside à cette croisade : «La Chine nous a pris nos emplois et elle nous a envoyé ses opioïdes.» Ce récit, devenu ritournelle depuis 2016, insinue qu’elle orchestrerait doublement le déclassement et la désespérance des Américains : en fermant leurs usines, confisquant ainsi leur avenir, et en les inondant d’opioïdes de synthèse avec la complicité des cartels mexicains qui achemineraient la drogue jusqu’aux villages les plus reculés de Virginie ou du Kentucky. L’Amérique fait face à l’une des plus graves crises sanitaires de son histoire, une toxicomanie aux opioïdes ravageurs, qui voit depuis quelques années des millions de personnes dépendantes aux antidouleurs se tourner vers les substances illégales et bon marché produites en Chine. Le blâme est donc aisé, son sous-texte est ancien. En arrachant à Xi Jinping l’interdiction de l’exportation sur le sol américain de Fentanyl, la forme la plus léthale des opioïdes en circulation, Trump a redéployé le mythe séculaire d’une Chine qui conspirerait à recouvrir le monde occidental d’une épaisse fumée psychoactive.

Lorsque les premiers immigrés chinois arrivent en Californie dans les années 1850, ils font face à une hostilité raciale viscérale. On les accuse de voler les emplois des travailleurs méritants et d’utiliser leurs fumeries d’opium comme laboratoires où ils prépareraient la grande sédation des femmes blanches. Appelés «Coolies», classe servile, ils sont aussi vus comme une menace pour la dignité des ouvriers blancs et pour la vigueur nationale. Dès 1862, une loi «anti-Coolies» entend les exclure de Californie, préfigurant la loi fédérale d’exclusion des Chinois de 1882. Pour la première fois de son histoire, le gouvernement américain discrimine les immigrants selon leur origine ethnique et nul ne doute que la haine antichinoise qui s’exprime alors violemment dans l’Ouest motive cette prohibition. Les Chinois sont «inassimilables», dit-on, et leur présence sur le sol américain est une promesse de débauche et de dégénérescence.

Lutter contre l’opium, la drogue qui leur est «racialement» attachée (alors que les opiacés sont largement consommés par l’ensemble de la société) est alors une arme dans l’arsenal nativiste visant à se protéger de leur «invasion culturelle». Ce n’est qu’à la lumière du fantasme du «péril jaune» que l’on comprend la première loi sur les stupéfiants jamais adoptée aux Etats-Unis, votée en 1875 à San Francisco, et qui ne vise que l’opium. En 1909, la «loi anti-opium» adoptée par le Congrès souligne son soubassement xénophobe en amnistiant ceux qui boivent ou s’injectent des solutions opiacées, mode d’administration prisée des Blancs.

Ce substrat idéologique n’a jamais disparu et le mythe d’une Chine grand dealer de l’Amérique a perduré. Dans les années 50, Harry J. Anslinger, président du Federal Bureau of Narcotics, l’agence nationale de lutte contre les stupéfiants travaillant en tandem avec le FBI, lance la rumeur que la Chine «rouge» conspirerait à la destruction de l’Occident en l’inondant d’opiacés puissants, en particulier d’héroïne. Relayé par la presse, il prétend que la République communiste est engagée dans un plan d’un quart de siècle afin de transformer les habitants du monde «libre» en loques camées et débauchées. Au cœur de la guerre froide et de sa dérive paranoïaque, sa fable n’est guère démentie, et l’on croit volontiers que les foyers américains sont menacés jusque dans leur intimité par l’ennemi chinois.

Cette rhétorique eut des effets désastreux pour la perception et la prise en charge des jeunes toxicomanes américains : puisqu’il s’agissait de lutter contre les ennemis de la liberté et de la démocratie, seule la brutalité pénale et l’incarcération devaient s’appliquer. Stupéfiants et subversion antiaméricaine devenaient synonymes. Des lors, tout consommateur de rue est un criminel, équation qui trouvera son point d’incandescence avec la «guerre à la drogue» lancée par Reagan dans les années 80. En durcissant les peines sur la marijuana, en privant les toxicomanes de soin, les pouvoirs publics ont orienté les consommateurs vers des substances plus abordables et aussi brutales – le crack, caillou médiocre de cocaïne. C’est cette dernière qui est racialisée, identifiée aux Noirs. La criminalisation des usagers aura des répercussions dramatiques pour les communautés profilées, qui sont massivement incarcérées.

Le mythe d’une Chine maléfique qui inonderait l’Amérique de son opium a participé de l’enfermement du pays dans un système qui a enfanté les addictions américaines : la criminalisation des toxicomanes de rue, bien sûr souvent noirs et bruns et – en miroir – le laxisme complaisant à l’endroit de la toxicomanie de cabinet médical, orchestrée par des industries pharmaceutiques prédatrices, relayées par des médecins sous influence et un cartel d’assurances privées en quête de bénéfices. Ciblant la petite classe moyenne en proie à la souffrance sociale et promouvant habilement le caractère licite et racialement convenable des cachets prescrits, les industriels ont agi en toute impunité au moment où l’on enfermait des millions de petits dealers et leurs clients.

Blâmer aujourd’hui l’absence de régulation chinoise ne manque donc pas de sel. Car c’est l’absence de contrôle public aux Etats-Unis qui a permis l’intoxication préméditée de millions d’Américains, puis le défaut de politiques de santé permettant l’accès à des centres de désintoxication et à des traitements de substitution qui ont contraint des dépendants désemparés à recourir aux drogues de synthèse «Made in China». L’entreprise de démolition d’Obamacare, actuellement poursuivie en sous-main, et son remplacement par un plan de santé dit Graham-Cassidy promettent de restaurer dès 2020 la dérégulation du business de la santé. Malgré les procès en cours, les grands groupes pharmaceutiques prospèrent, et nul au gouvernement (certainement pas Alex Azar, le secrétaire d’Etat à la santé, ex-directeur d’une des plus grandes entreprises pharmaceutiques du pays et lobbyiste patenté) ne songe à encadrer leur activité. Ce sont pourtant eux qui ont submergé le pays d’opiacés. De même que c’est l’Angleterre qui, dans les années 1830, a inondé la Chine d’opium et non l’inverse, c’est à Washington et non à Pékin que le grand dragon de la toxicomanie est né.

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