LE CERCLE – Pour réaffirmer sa souveraineté, la Russie a choisi de miser sur des contrats d’armement. Pour Cyrille Bret, maître de conférences à Sciences po Paris, le récent intérêt pour les systèmes de défense antiaériens russes, S-400, a de quoi inquiéter les Etats-Unis.
La Turquie vient de défrayer la chronique dans le petit monde du commerce des armes et des affaires stratégiques. Elle a confirmé l’achat à la Russie de quatre batteries de missiles S-400. Et a ainsi déclenché l’ire des Etats-Unis qui, depuis des années, menacent de rétorsions tous les Etats qui manifestent de l’intérêt pour ces équipements, même l’Inde et l’Arabie Saoudite. Comme la Turquie, ces deux partenaires historiques des Etats-Unis ont en effet envisagé de commander des batteries de S-400 à Almaz-Antey, le groupe public russe qui les produit.
Pourquoi un tel psychodrame géostratégique ? Ces systèmes ne sont-ils pas des armes défensives pour lutter contre les avions et les missiles dans de petits théâtres d’opérations (400 kilomètres) ? Si cette vente suscite l’émoi, c’est que les S-400 servent à Vladimir Poutine pour affirmer sa souveraineté à l’intérieur , rassurer les alliés à l’extérieur et diviser les alliés chez ses rivaux.
Réaffirmation de la souveraineté russe
Les S-400 constituent un des fleurons du complexe militaro-industriel russe. Composée de radars très performants et de dizaines de missiles aux portées variables, une batterie de S-400 est capable de détecter et de frapper les avions de chasse, les drones, les hélicoptères ainsi que les missiles balistiques et de croisière autour de son point de déploiement. Déployer ces missiles, c’est comme créer une bulle antiaérienne et rendre une zone presque inexpugnable par les airs.
Les S-400 déployés à terre ont permis à la Russie réaffirmer sa souveraineté autour de ses villes majeures mais aussi de manifester sa puissance retrouvée dans des régions stratégiques comme l’Arctique, l’Extrême-Orient russe et l’enclave de Kaliningrad au coeur de l’Union européenne. Il n’est pas jusqu’à la Crimée qui a reçu deux batteries de S-400 depuis son annexion. Les S-400 sont comme les gardes-frontières stratégiques de l’espace russe. Là où il y a des S-400, c’est la Russie, quoi qu’en disent les voisins.
Pour les amis de la Russie, acquérir ces systèmes de défense, c’est bénéficier de technologies de pointe mais c’est surtout recevoir une marque de confiance. Le Belarus, allié à la Russie au sein de plusieurs organisations internationales militaires (CSTO) et économiques (UEEA), a demandé deux batteries de S-400 à titre gracieux dès 2007.
De même, la Chine a acquis des unités en 2014, au sommet de la lune de miel diplomatique entre Pékin et Moscou, pour les déployer à ses frontières maritimes et terrestres. Quant à l’allié syrien, il a indirectement bénéficié de ces systèmes sans avoir à les acheter : dans le sillage de l’intervention russe de 2015 pour sauver le régime Al-Assad, les troupes russes présentes sur place ont déployé deux batteries, l’une en 2015 pour protéger leur base aérienne dans le nord du pays, puis en 2017 dans le centre du pays.
Le positionnement de tels missiles sur des théâtres hors de Russie peut changer la donne géopolitique de toute une région. Il y démultiplie le poids de la Russie et resserre les liens.
Tester la solidité des alliances américaines
Le commerce des S-400 bouscule même l’Otan et les réseaux d’alliance occidentaux. Que l’Iran ou l’Algérie, alliés historiques de la Russie se déclarent intéressés par ces équipements n’a rien d’étonnant. Mais que des partenaires historiques des Etats-Unis, comme l’Arabie Saoudite, l’Inde et l’Irak en fassent état peut changer la position géostratégique de Washington . En 2018, l’Inde de Modi et l’Arabie de Ben Salmane avaient tenté de secouer leur dépendance à l’égard des Etats-Unis en soulignant leur intérêt pour les missiles russes. Elles s’étaient immédiatement vues rappelées à l’ordre par des menaces de rétorsions à peine voilées.
Ce qui est en jeu dans la vente des S-400 est un défi symbolique : ce pays est, depuis 1952, le pilier de l’alliance atlantique au Moyen-Orient. Ce contrat peut consacrer l’éloignement d’Ankara et de Washington et couronner le rapprochement entre Poutine et Erdogan en cours depuis la crise de 2015. Et il peut rappeler aux alliés des Américains que leur dépendance en matière d’armement n’est pas irrémédiable.
Pour les Etats-Unis, les succès des S-400 sont des camouflets. D’un point de vue opérationnel, les S-400 peuvent contester la suprématie aérienne mondiale des Etats-Unis. En Syrie comme en Iran, ils entravent les frappes, notamment par des missiles de croisière Tomahawk. Sur le plan technologique, le S-400 est perçu monde comme une assurance vie antiaérienne meilleur marché et plus efficace que les batteries « PATRIOT » que les Etats-Unis déploient en Roumanie et dans la Baltique. C’est le leadership technique américain qui est en jeu. Enfin, les commandes de S-400 soulèvent un véritable problème géopolitique : s’il est possible de trouver en la Russie un allié de revers, un fournisseur d’armes efficaces et un protecteur, quel est l’intérêt de se placer dans la dépendance politique et industrielle de l’administration Trump ?
Cyrille Bret est maître de conférences à Sciences po Paris.
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