Inequality in America: ‘Winner Takes All’

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Opinion | Des inégalités en Amérique : «the winner takes all»

LE CERCLE – Dopée par des taux d’intérêt bas et une politique budgétaire expansionniste, l’économie américaine connaît la plus longue période de croissance de son histoire. Mais à y regarder de plus près, la dynamique de la classe moyenne reposant sur l’aspiration à la mobilité sociale est cassée. (Par Bertrand Hartemann, directeur marketing basé à Pékin)

La croissance des pays émergents, depuis les années 80, a permis de réduire les écarts de richesse à l’échelle de la planète. Mais dans le même temps, les inégalités ont fortement crû dans les pays développés et en particulier aux États-Unis. La pauvreté concerne officiellement 43 millions d’Américains. Un demi-million de personnes sont sans-abri. Le pays compte deux millions de détenus, l’un des plus forts taux d’incarcération au monde.

Concentration des pouvoirs

Les travaux de l’économiste Lucas Chancel donnent une perspective historique à cette fracture sociale. La part du revenu national allant aux 50 % des Américains les plus pauvres est passée de 20 % en 1980 à moins de 12 % en 2006. À l’inverse, la captation de valeur par les plus riches atteint des records. La part allant aux 10 % les plus aisés a augmenté de 34 % à 47 % sur cette même période. Plus encore, le revenu des 1 % les plus riches a quasiment doublé, passant de 10,5 % à 20 %.

Cette concentration des richesses s’inscrit, selon Thomas Piketty, dans une tendance séculaire à la stagnation des salaires. Dans un contexte de faible croissance économique, l’exigence de rentabilité des capitaux capte la majeure partie de la valeur ajoutée. Une société de rentiers comparable au XIX siècle se dessine.

Du côté des entreprises, l’accélération des effets réseaux induits par la mondialisation et les technologies numériques, renforce l’avantage structurel des leaders. En résulte un phénomène de concentration qui touche tous les secteurs aux États-Unis. Les rentes de monopoles expliquent, en partie, la hausse de la part des profits dans le produit intérieur brut américain (au détriment des salaires). Placées en situation dominante, les entreprises ont une faible incitation à investir dans l’outil productif.

Constante injonction à l’adaptation

Au-delà d’un déséquilibre macro-économique, Samuel Atkinson évoque une modification des rapports de forces. Jusqu’à la fin des années 70, le compromis keynésien a remarquablement contenu la formation de monopoles et la concentration des richesses. Mais la chute du mur de Berlin a finalement levé la contrainte de maintenir les mécanismes de redistribution comme contrepartie de la stabilité politique.

À défaut d’un solide système de protection sociale, les déséquilibres systémiques s’amplifient. Les ménages modestes ont tendance à s’endetter pour pallier la stagnation des revenus, nourrissant une croissance artificielle fondée sur la dette. L’endettement des ménages américains dépasse aujourd’hui les niveaux antérieurs à la crise de 2008. À l’autre extrême, l’hyper concentration du capital alimente des bulles spéculatives. L’euphorie boursière autour des sociétés de nouvelles technologies n’est pas sans rappeler “la bulle dot-com” des années 2000.

Au-delà de l’instabilité économique, la dissolution des liens sociaux alimente un océan de désespérance. La valorisation de l’image de soi relève désormais du champ de la concurrence, induisant narcissisme et stress. L’anxiété ronge les corps et les esprits provoquant obésité, alcoolisme, diabète et toxicomanie.

Les travaux du prix Nobel Angus Deaton mettent en évidence un recul de l’espérance de vie chez les Américains blancs d’âge moyen, lié aux morts par overdose et par suicide. Le pays est depuis près d’une décennie en proie à une épidémie d’opioïdes. Environ 1,7 million de personnes souffrent de troubles liés à l’utilisation d’analgésiques opioïdes prescrits sur ordonnance pour le traitement de la douleur.

Appel à une nouvelle donne

Les États-Unis sont confrontés à un niveau d’urgence impliquant de tout revoir en bloc. La sénatrice Alexandria Ocasio-Cortes, étoile montante du parti démocrate, propose un choc de modernisation : un “green new deal”. Inspiré de la politique d’investissements de Roosevelt, le projet vise à équiper le pays d’infrastructures permettant de réduire la dépendance aux énergies fossiles et d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2035.

La fiscalité semble l’outil privilégié de la transformation sociale et écologique. Nombre de ténors du parti démocrate proposent de faire passer le taux supérieur de l’impôt sur le revenu de 37 % à 70 % (au-delà de 10 millions de dollars par an). Historiquement, les États-Unis ont connu une progressivité fiscale et des taux d’imposition bien plus élevés. Dans les années 50, durant la présidence d’Eisenhower (républicain), le taux marginal d’imposition atteignait 90 %.

L’hyper-concentration des richesses fragilise l’équité des récompenses. Les gagnants sont toujours plus rémunérés. La démocratie suppose au contraire un tissu de contre-pouvoirs à même de limiter la concentration économique. Joseph E. Stiglitz appelle à restaurer un équilibre entre les marchés, le gouvernement et la société civile pour faire en sorte que tous les Américains puissent faire partie de la classe moyenne.

Bertrand Hartemann est directeur marketing basé à Pékin.

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