Tragédie kurde
Battant en retraite aux premiers coups de canons turcs, les quelque 1000 soldats américains stationnés depuis cinq ans dans le nord-est de la Syrie ont déguerpi en fin de semaine. Dans la foulée d’un Donald Trump qui, sur un claquement de doigts et un coup de téléphone, s’est plié à la stratégie de Recep Tayyip Erdogan.
Voilà un autre « homme fort » autoritaire, celui d’Ankara, qui a compris comment mettre dans sa poche le président de ce qu’on appelait naguère « la plus grande puissance sur Terre », et qui est aujourd’hui la risée du monde entier.
Erdogan est mort de rire, mais les Kurdes, eux, ne rient pas. Le président turc, ennemi implacable de toute dissidence, insulteur à répétition de l’Europe, est aussi le bourreau des Kurdes, ceux de Turquie comme ceux de Syrie.
Pendant cinq années, les combattants du Kurdistan syrien avaient « fait le travail » de façon efficace contre l’organisation État islamique, au premier plan de la lutte contre la barbarie moderne… alors que la Russie et l’Iran intervenaient massivement sur le front ouest, sauvant le régime de Bachar al-Assad et bombardant au besoin des populations civiles.
Depuis 2014, les Kurdes avaient bénéficié d’une couverture aérienne occidentale, surtout américaine, mais aussi française : soutien crucial. Une combinaison efficace, malgré de graves bavures contre les civils lors de la reconquête, en 2017, de Raqqa, éphémère capitale de « l’émirat ». Ville à partir de laquelle avaient été téléguidés les attentats de 2015 et de 2016 en Europe.
Aujourd’hui, le coup de tête de Donald Trump est vécu par les Kurdes comme une trahison — une de plus — dans l’histoire en dents de scie de leur peuple.
Les Kurdes forment la plus grande nation au monde sans État : quelque 40 millions de personnes dans cinq pays contigus (dont la Turquie, l’Irak et la Syrie). Un peuple qui, depuis les promesses « étatiques » qui lui avaient été faites, il y a exactement un siècle au sortir de la Première Guerre mondiale, a reçu plus que sa part de coups de poignard.
Mais aussi un peuple de combattants — et de combattantes — qui, paradoxalement, a su tirer son épingle du jeu, à la périphérie de certaines situations de guerre…
En 1991, c’est l’invasion avortée du Koweit par Saddam Hussein, suivie de la « punition » anglo-américaine : après l’intervention militaire contre Bagdad, un dur régime de sanctions se met en place, doublé d’une « zone d’exclusion aérienne » au nord de l’Irak…
C’est dans cette zone protégée que va naître, dans les années 1990, une véritable autonomie kurde. Elle se développe encore davantage après l’invasion de 2003 lancée par George W. Bush. Pendant des années, le sud et l’ouest de l’Irak sont ravagés par une guerre terrible… alors que, par un énorme « effet pervers positif » (d’une invasion américaine par ailleurs désastreuse), le Kurdistan irakien connaît un âge d’or, devient un quasi-État indépendant…
Un phénomène un peu semblable se produit ensuite en Syrie où, en 2012 et en 2013, les pires atrocités de la guerre se déroulent… loin des régions du nord-est, à dominante kurde. Et là aussi, c’est le développement d’une autonomie politico-militaire de facto, en marge des atrocités des autres régions du pays… jusqu’à ce que se développe le « califat » islamique, juste au sud des zones kurdes.
Et c’est là qu’en 2014, le président Obama, longtemps rétif à toute intervention, se décide à mobiliser — de façon minimaliste — quelques centaines de conseillers et de pilotes, qui vont allier la force aérienne des États-Unis à l’habileté combattante de dizaines de milliers de Kurdes — hommes et femmes sur le terrain, en toute égalité ! — pour terrasser l’organisation État islamique.
Exemple unique d’inconscience et d’incompétence au sommet, la capitulation de Trump devant Erdogan ouvre les vannes à une sorte de tsunami stratégique.
Elle relance la guerre de Syrie, dans une des seules zones qui étaient restées calmes. Elle ouvre grand la porte à Bachar al-Assad, qui remet les pieds au Kurdistan. Elle pourrait faire renaître de ses cendres la fameuse organisation terroriste. Et elle assassine une expérience unique d’autogouvernement, dans une région du monde profondément antidémocratique, antilaïque et misogyne.
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