Chronique d’une invasion annoncée en Syrie
Ce qui est à la fois le plus décevant et le plus terrifiant dans les événements des deux dernières semaines en Syrie est qu’absolument tout ce qui s’y est passé était entièrement prévisible. Tout, sauf un élément : le manque flagrant d’anticipation et de préparation des Américains et la façon chaotique et improvisée avec laquelle ils se sont retirés, ce qui soulève de sérieuses questions quant à la capacité des États-Unis à faire face à d’autres défis d’envergure sur la scène internationale.
Tout d’abord, il était clair que la Turquie n’accepterait jamais un État kurde indépendant de jure ou de facto à sa frontière. Le gouvernement Erdogan a toujours considéré et considère toujours les Kurdes comme la pire menace pour la Turquie, loin devant le groupe armé État islamique (EI), qui est pour Erdogan un moindre mal.
Quand le groupe EI avait attaqué la ville kurde de Kobané en 2014 et que l’ONU et plusieurs observateurs avaient dit craindre un génocide, les chars d’assaut turcs stationnés juste de l’autre côté de la frontière regardaient le tout en silence en croisant les doigts pour une victoire du groupe EI. Selon certains rapports journalistiques, les milices pro-turques qui sont en train de combattre les Kurdes en Syrie incluent d’ailleurs d’anciens soldats du groupe EI et d’al-Qaïda.
Cela fait maintenant des années que la Turquie menace d’envahir le nord de la Syrie pour exterminer les combattants kurdes, et l’invasion actuelle est en fait la troisième invasion turque du nord de la Syrie, les deux précédentes ayant visé les régions à l’ouest du fleuve Euphrate.
La présence militaire américaine avait certes empêché jusqu’ici cette troisième invasion d’avoir lieu, mais il était clair qu’Erdogan allait un jour ou l’autre lancer un ultimatum aux États-Unis : vous pouvez être alliés avec les Kurdes ou avec nous, mais pas les deux, alors faites votre choix. Et il était clair que, le jour venu, les États-Unis allaient choisir leur allié de l’OTAN devant leur alliance décrite comme « temporaire, transactionnelle et tactique » avec les Kurdes de Syrie.
Ceux qui en doutent peuvent observer la réaction américaine et occidentale au référendum et à la déclaration d’indépendance des Kurdes d’Irak, un autre allié dans la lutte contre le groupe EI : silence, même quand l’Iran est venu dire aux Kurdes de retraiter derrière les lignes d’avant la guerre contre le groupe EI et d’oublier leur indépendance. Les Kurdes ont dû obtempérer, l’Irak et l’Iran étant prêts à la guerre, mais personne de l’autre côté pour soutenir militairement un État kurde.
Panique
L’intervention turque dans le nord-est de la Syrie était une question de temps. D’ailleurs, la déclaration de la Maison-Blanche suivant l’appel entre Trump et Erdogan stipulait que la Turquie allait procéder avec « son opération planifiée de longue date dans le nord de la Syrie ».
Alors, s’il était si prévisible que cette invasion aurait lieu, et que les États-Unis savaient très bien qu’elle était en planification depuis longtemps, comment se fait-il que les Américains fussent si peu préparés et qu’ils aient dû retraiter de manière chaotique sous le feu des forces turques ? Comment se fait-il que les forces américaines aient croisé les soldats syriens venus les remplacer et qu’elles aient dû bombarder leurs propres bases en Syrie une fois évacuées, et qu’après avoir vertement critiqué la Turquie, les États-Unis aient paniqué en réalisant qu’Erdogan « tenait en otage » une cinquantaine de bombes nucléaires américaines situées en territoire turc ? Ils n’y avaient pas pensé avant ?
Certes, la manière dont Trump a pris sa décision (de manière impulsive et rapide lors d’une conversation téléphonique, et sans consultations) a grandement contribué au chaos. Après tout, il aurait pu demander une semaine à Erdogan, histoire de faire les choses un peu dans l’ordre. Mais au-delà de l’improvisation du président Trump, l’armée américaine ne doit-elle pas être prête à toutes les éventualités, surtout celles hautement probables et « planifiées de longue date » ?
Si les États-Unis n’étaient pas prêts pour cette situation, seraient-ils prêts à gérer d’autres crises, moins probables ? Si la Russie envoyait ses troupes dans l’est de l’Ukraine ou un autre pays européen, ou si un conflit éclatait à Taiwan, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN seraient-ils mieux préparés ou verrait-on le même chaos et la même improvisation ?
Et le gouvernement américain n’aurait-il pas dû prévoir le coup et proactivement trouver une solution de rechange avant que l’ultimatum turc n’arrive ? Par exemple, les États-Unis auraient pu négocier avec la Russie la création d’un État fédéral en Syrie avec une forme d’autonomie pour la région kurde, mais avec une présence militaire du régime syrien aux frontières. Ceci aurait garanti à la fois la sécurité des Kurdes et l’intégrité territoriale de la Syrie.
Les États-Unis auraient aussi pu proposer aux Kurdes d’accepter un certain nombre de réfugiés syriens dans leur région autonome, afin d’alléger ce fardeau pour la Turquie, où se trouvent pas moins de 3,6 millions de réfugiés, en échange de garanties que la Turquie n’envahirait pas.
Il n’y avait pas et il n’y a toujours pas de bonne solution en Syrie, mais, connaissant les intentions de la Turquie d’éliminer leurs alliés kurdes, les États-Unis auraient dû tout tenter pour trouver une solution tolérable pour tous. Ils avaient un devoir de le faire et ont failli à la tâche. Cela n’augure rien de bon, ni pour les autres alliés des États-Unis, ni pour la stabilité géopolitique mondiale.
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