Inevitable?

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Inévitable?

La vidéo diffusée par l’équipe de réélection du président américain est sans ambiguïté : « je suis inévitable », dit le personnage de Thanos affublé de la tête de Donald Trump en claquant des doigts… éliminant d’un souffle les démocrates au Congrès. Drôle ? Sinistre ? Qu’importe, il suffit parfois d’une image pour que l’équipe de campagne alimente pour un temps le débat public…

N’est-ce là qu’une distraction ? Peut-être.

Mais puisqu’on est là, autant en discuter.

Depuis leur conception, les superhéros racontent la société et la politique américaine. Le fait qu’ils aient été conçus dans la foulée de la Grande Dépression par des immigrants frappés de plein fouet par le naufrage du rêve américain n’y est pas étranger. Alors que DC Comics créé en 1934 dépeint des présidents fictifs, Marvel Comics (qui apparaît en 1939 et crée le personnage de Thanos en 1973) représente régulièrement les présidents en exercice.

Dans les bandes dessinées de Marvel, les personnages présidentiels sont d’ailleurs souvent dépeints à travers leur vulnérabilité. Ainsi Truman et Eisenhower se font kidnapper (Human Torch Comics #34, What if #9) ; Ford et Carter échappent à une tentative d’assassinat (Incredible Hulk #185, Fantastic Four #178) et JFK et Obama manquent de perdre le contrôle du pays (Journey into Mystery #96 et Amazing Spider-Man #583). Si Lyndon Johnson voit par-delà les apparences et gracie le Dr Banner (Hulk #29), Bill Clinton est moins clairvoyant et commencera par exiler Capitaine America (Captain America #450). Plus ambigus, Ronald Reagan, intoxiqué, tente de tuer Capitaine America (#344) et George W. Bush, malgré ses mauvais choix (Civil War #1), finira par n’être qu’un président tentant de faire de son mieux (Avengers #70). Seul dans sa catégorie, Nixon finit implicitement (« Number one » ne révèle jamais son identité au lecteur) à la tête d’une tentative de coup d’État au profit de l’Empire secret (Captain America #175).

Pourtant. Un président n’a pas encore fait son apparition officielle dans les planches de Marvel, alors qu’on l’y voit, directement ou indirectement, avant son élection. En effet, la Trump Tower est mentionnée en 1988 dans Iron Man #227. Elle est représentée dans Infinity Gauntlet #2 en 1991, lorsque le tsunami déclenché par Thanos dévaste Atlantic City et avale une autre Trump Tower — les aficionados noteront que cette scène est absente du film Avengers : Endgame présenté au cinéma cette année. Trump fait nominalement son apparition chez Marvel en 2008, avec New Avengers #47 : alors que sa limousine entrave le passage d’une ambulance, Luke Cage la déplace ; Trump vitupère contre le superhéros et le menace de poursuites. Il apparaît implicitement dans la campagne électorale, sous les traits de Modaak dans Spider-Gwen Annual #1 mais depuis l’élection, aucune mention du président en exercice chez Marvel.

Il est donc ironique que l’intégration du président dans cette culture des superhéros soit finalement imposée par l’entourage du président lui-même. Et encore plus avec le recours à Thanos, « super-méchant » colérique et destructeur à la recherche de la summa potestas.

Or la peur viscérale d’un tyran en quête de toute puissance est tellement enracinée dans la culture politique américaine que l’architecture constitutionnelle est conçue pour empêcher son avènement. En effet, dans l’esprit des Pères fondateurs, les mécanismes mis en place maintiennent un équilibre instable entre des pouvoirs complémentaires qui se freinent mutuellement — les fameux checks and balances. Mais la Constitution est un vieux texte suranné, rédigé alors que les États-Unis devaient consolider leur intégrité territoriale et politique. Désormais et dans la pratique, il n’y a plus d’équilibre constant, mais un pendule qui oscille de manière cyclique, du Congrès (comme après le Watergate) au président (comme après le 11 Septembre).

Car les choses ont changé, le président a entre les mains le bouton nucléaire, il est à la tête d’une administration pléthorique et la politique étrangère (marginale aux débuts de la République) est désormais centrale à sa puissance. Plus encore, le président actuel se situe en bout de ligne d’une mutation constitutionnelle qui semblait avoir culminé avec la présidence Bush (sans avoir été invalidée par la présidence Obama).

Mais la présidence s’appuie aujourd’hui sur le retour à l’avant-plan de juristes comme John Yoo — auteur de Defender in Chief (2020) et l’un des concepteurs des mémos sur la torture de W. Bush. Ou encore David Rivkin, qui a travaillé au Conseil juridique de Reagan et G. H. Bush. Ces théoriciens de l’exécutif unitaire vont loin dans la défense des pouvoirs du président, estimant que ce dernier a l’entier contrôle de la branche exécutive et qu’il ne peut mal faire s’il utilise ses pouvoirs au profit de la Nation. Leur influence est perceptible à travers la mutation de l’architecture du pouvoir gouvernemental, et se traduit par l’exigence de loyauté absolue à la personne du président, le recours systématique au privilège de l’exécutif, la politisation de la conduite quotidienne du gouvernement…

Les Pères fondateurs pensaient avoir veillé au grain mais les risques sont réels. Que le magazine Time ait remis aux fonctionnaires (et notamment aux lanceurs d’alerte), derniers remparts de la probité du gouvernement, le titre de « Gardiens de l’année » en dit long sur ces mutations. Alors, la vidéo associant Trump à Thanos, aussi futile qu’elle soit, a quand même quelque chose de particulier à travers le prisme déformant de l’exécutif contemporain… En démocratie, un claquement de doigts est si vite arrivé.

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