Le Moyen-Orient a connu au cours de cette dernière décennie une série d’événements de première importance sur la scène internationale. Mais rares sont ceux qui ont suscité autant de réactions passionnées, et parfois contradictoires, tant en Orient qu’en Occident, que l’élimination vendredi par les États-Unis du général iranien Kassem Soleimani. Rares sont les moments où l’histoire de l’Orient et celle de l’Occident se font autant écho l’une à l’autre, où les récits s’entremêlent et se superposent au point de révéler non seulement les liens parfois forcés entre les deux, mais surtout les fractures en leur sein. Les réactions au raid américain contre le général iranien disent quelque chose de limpide sur la perception actuelle de la région par les populations locales et occidentales. Comment expliquer par exemple qu’à Idleb, l’opposition syrienne célébrait avec une joie non contenue la mort du commandant tandis, qu’à quelques centaines de kilomètres de là, dans la banlieue sud de Beyrouth, des portraits du « martyr » étaient affichés un peu partout ? Comment expliquer que des gens qui sont aux antipodes de la pensée de Donald Trump et de sa vision du Moyen-Orient puissent applaudir sa décision ? Comment expliquer, enfin, qu’une partie de la gauche occidentale se retrouve à utiliser les mêmes arguments que les régimes de la région pour dénoncer l’opération de l’Oncle Sam ?
La mort du général iranien révèle le degré de crispation, d’intolérance même à l’opinion de l’autre, qui existe aujourd’hui dans le débat public sur toutes les questions relatives à la situation au Moyen-Orient. Certes, ce n’est pas nouveau. Mais cela a atteint cette fois-ci une intensité peut-être sans précédent, notamment en raison des multiples identités de Kassem Soleimani. Les États-Unis ont-ils abattu le deuxième homme le plus important de l’État iranien ou celui qui était impliqué dans de nombreux attentats au cours des dernières décennies ? Terroriste et bourreau pour les uns, héros et symbole de la fierté iranienne pour les autres, Kassem Soleimani peut être associé à toutes les victoires et en même temps à toutes les horreurs de la République islamique dans la région. C’est l’homme qui, turban sur la tête et barbe taillée de près, se promène fièrement dans les ruines d’Alep-Est en décembre 2016, mais c’est aussi, aux yeux d’une partie de la population iranienne, l’homme qui a empêché le groupe État islamique d’entrer en Iran. Cette perception a beau être très éloignée de la réalité, le général iranien ayant eu un rôle moindre dans le combat contre l’EI – il était plutôt concentré sur l’élimination des rebelles syriens et sur la formation de milices à la solde de son pays dans tout le Proche-Orient –, elle n’en reste pas moins sincère et ne peut ainsi être totalement évacuée. L’union sacrée qui s’est imposée en Iran après la mort du général, seulement quelques semaines après que les pasdaran, dont Soleimani était la figure la plus emblématique, ont réprimé les manifestations populaires dans le sang, dit d’ailleurs quelque chose de l’importance de cette perception.
Les débats qui ont envahi les réseaux sociaux sur la légitimité de l’élimination du général iranien n’ont pas beaucoup de sens : aussi légitime puisse-t-elle être pour Washington, elle apparaît comme une injustice du point de vue du régime iranien et de ses alliés.
En Occident, le débat est comme toujours pollué par la question de l’impérialisme américain. C’est particulièrement vrai pour une partie de la gauche occidentale pour qui, tout ou presque, est vu à travers le prisme de la catastrophique intervention américaine en Irak en 2003. Peu importe pour elle que les Russes aient littéralement rasé plusieurs villes en Syrie, que les Iraniens soient considérés comme une force d’occupation par une partie des populations locales ou que le régime syrien ait tué plus de Palestiniens ces dernières années qu’Israël depuis vingt ans. En réponse à ces arguments, ils évoquent la realpolitik, la « complexité de la situation » ou la lutte contre le terrorisme, reprenant la propagande des régimes autoritaires et sanguinaires. Seule compte pour cette gauche la dénonciation de l’impérialisme américain alors même que les États-Unis ne se sont pourtant presque jamais aussi peu préoccupés de la région. L’exemple le plus topique : le cinéaste Michael Moore, opposant historique à la guerre en Irak, qui présentait ce week-end Donald
Trump comme un va-t-en-guerre, ignorant bien sûr que le général iranien qu’il vient de supprimer est impliqué dans presque toutes les guerres qu’a connues la région ces trente dernières années.
Alors qu’elles devraient trouver dans la gauche occidentale leur allié naturel, les populations locales qui se battent pour la liberté et la démocratie se retrouvent à avoir comme amie une Union européenne volontairement impuissante et comme fausse amie une droite républicaine américaine dont la seule préoccupation dans la région est en réalité la défense d’Israël.
Dans la région justement, plus que l’impérialisme américain, c’est le combat contre l’ennemi sioniste qui donne le ton de toute prise de position. La cause palestinienne est si sacrée qu’elle outrepasse toutes les autres. Peu importe que Kassem Soleimani soit à l’origine de la mort de milliers de Syriens puisqu’il « combat » l’État hébreu. La guerre des axes qui secoue le Moyen-Orient ne tolère pas le non-alignement. Il n’est pas toléré, il n’est même pas compris que l’on puisse soutenir la cause palestinienne et s’opposer au projet iranien dans la région, que l’on dénonce dans le même temps l’intervention russe en Syrie et l’intervention saoudienne au Yémen, sans pour autant être un partisan des groupes syriens les plus radicaux ou des houthis. Il n’est pas toléré, il n’est même pas compris que l’on puisse considérer que la mort de Soleimani n’est pas une si mauvaise nouvelle pour les populations de la région et s’inquiéter, dans le même temps, qu’elles en soient les premières à en payer le prix.
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