Soigner le capitalisme et la démocratie
Désespoir d’une partie des populations, dérives du capitalisme, déprise des démocraties. L’actualité est, aux Etats-Unis, à la dégradation des conditions de vie de ceux qui étaient au coeur du rêve américain. Ils en meurent même. L’actualité, un peu partout en Occident, c’est aussi l’extension de populismes problématiques. Deux livres proposent des remèdes.
Dans la suite d’un article remarqué, sur ce qu’ils baptisent les « morts du désespoir », le prix Nobel d’économie Angus Deaton et son épouse, elle aussi enseignante à Princeton, Anne Case, analysent la dégradation de la qualité de vie des Américains blancs non diplômés. Le texte condamne les dérives du capitalisme et du système de santé outre-Atlantique.
Les « décès du désespoir »
Ceux que la critique française appelle parfois les « petits Blancs » vivent le déclin du syndicalisme, du mariage et de la religion. Surtout, ils comptent désormais parmi les premières victimes de prescriptions médicales inconsidérées et des drogues. L’ensemble compose une épidémie mortelle et un « cocktail de problèmes du capitalisme » que les docteurs Case et Deaton voudraient traiter. A la suite de Durkheim, très souvent cité, ils s’intéressent aux causes du suicide. Mais aussi à celles des overdoses et de l’alcoolisme. Les trois sujets alimentent ces « décès du désespoir », pour un total de 158.000 personnes en 2017. Les courbes sont frappantes. Alors que la baisse de la mortalité se poursuit en Europe, elle repart à la hausse dans les années 2000 pour les Américains blancs peu diplômés. Les auteurs documentent détresse et désespoir pour une population qui, comme les autres Américains modestes, subit les conséquences des délocalisations et de la numérisation. Mais leur malaise, compensé par recours aux paradis artificiels et prescriptions de dangereux opioïdes, procède aussi d’un statut du travail déprécié et de discriminations négatives ressenties par rapport aux discriminations positives dont bénéficient les minorités.
Mécanismes anti-redistributifs
Ces « petits Blancs » américains, maintenant soutiens de Donald Trump, ont vu leurs revenus stagner, leur pouvoir d’achat reculer, leurs valeurs s’éroder. Pour les auteurs, ce sont le déclassement social et le « capitalisme prédateur » qui tuent. Case et Deaton chargent surtout le système de santé, vu comme « un cancer au coeur de l’économie ». Absorbant 18 % du PIB, il est le plus dense financièrement au monde et figure parmi les moins performants parmi les pays de l’OCDE, ne suscitant la confiance que d’un Américain sur cinq ! Pesant considérablement sur le coût du travail et sur le moral de ceux qui ont à le payer, il caractérise un pays où l’espérance de vie baisse depuis 2014 ! Il s’agit aussi d’une industrie qui emploie cinq lobbyistes pour chaque membre du Congrès. Case et Deaton ont foi dans les vertus du capitalisme, pas dans le système américain contemporain. Au-delà du seul secteur de la santé, ils observent des mécanismes anti-redistributifs relevant du Shérif de Nottingham (en opposition à Robin des Bois), avec prélèvements sur les moins favorisés pour les plus aisés.
Au total, ils critiquent un capitalisme qui ressemble à un « racket » en faveur des financiers et des rentiers. En termes de solution, leur préférence va d’abord à la régulation des marchés, celui de la santé et des opioïdes au premier chef. Globalement, les deux auteurs demandent de mettre fin aux facilités dont bénéficient les laboratoires pharmaceutiques, les banques et la promotion immobilière, des secteurs qui produisent largement les normes dont ils bénéficient. Mieux que les taxes, ce sont les réformes des procédures et des institutions qui doivent prévaloir.
Effritement des communautés locales
Pour se relever du terrible portrait des économistes, le court ouvrage du philosophe politique Charles Taylor, signé avec deux proches, devrait redonner à certains un peu de baume au coeur. Théoricien « communautarien », Taylor considère la communauté comme un bien en soi. Et il se désole, comme Case et Deaton d’ailleurs, de l’effritement des communautés locales et de leurs normes sociales. Taylor et ses cosignataires aspirent à reconstruire la démocratie du bas en haut (« bottom-up », comme disent les consultants). Les démocraties libérales se trouvent face à deux problèmes majeurs : l’affaiblissement de leurs capacités à résoudre les problèmes et le fossé croissant entre les élites et le peuple.
Dépasser la dégénérescence démocratique passerait par des consultations locales plus systématiques afin de redéfinir du bien commun local. Douce utopie ? Le texte imagine des conseils locaux dédiés au futur, composés de personnes tirées au sort, exerçant pendant deux ans. L’ambition ? En finir avec la préférence pour le présent et pour le dernier sondage. En un mot, les auteurs veulent de la démocratie participative, à laquelle ils ajoutent le gommage des distinctions entre bénévolat et salariat. Les deux époux-économistes ne reprendraient certainement pas tout à leur compte. Mais, à bien les saisir, tous s’accordent sur une nécessité valable pour tout un chacun : reprendre son destin en main.
Julien Damon est professeur associé à Sciences Po.
Anne Case & Angus Deaton, « Deaths of Despair and the Future of Capitalism », Princeton University Press, 2020, 312 pages.
Charles Taylor, Patrizia Nanz, Madeleine Beaubien Taylor, « Reconstructing Democracy. How Citizens are Building from the Ground Up », Harvard University Press, 2020, 107 pages.
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