Son regard sait tout. Il ne voit pas, il toise. Il regarde pour la forme. À un cran près, l’œil gauche est l’exacte réplique de l’œil droit. Un tour de force pour un homme aussi double. Ses yeux sont des clones. Où qu’ils soient, ils sont à table : ils parcourent la carte, passent commande, consomment et jettent ce qui n’est pas à leur goût. S’ils avaient des lèvres pour paupières, on dirait d’eux qu’ils n’aiment pas ce qu’ils mangent. L’implantation de ses cheveux, couleur courge et avoine, coiffe son crâne d’une soucoupe volante, figée en couronne. Pour peu que la réalité lui résiste, ses épaules géantes montent et descendent, par à-coups, comme pour se débarrasser d’une bestiole.
On ne peut pas dire de lui qu’il est un phénomène de la nature. Il est un phénomène de recyclage. Tout ce qu’il n’a ni vu, ni appris, ni connu – la masse d’ignorance qui l’habite – est recyclé en une formidable provision d’énergie. Sa carrure à nuque engoncée l’oblige à hausser le menton pour s’inventer un cou. Il porte son corps comme un privilège et comme un poids. Cette ambivalence se lit à la débandade de son sourire. Il est toujours très content de lui, jamais content tout court. On dirait qu’il en veut à quelqu’un de lui gâcher son plaisir. Qu’il soit en marche ou au repos, seuls ses pieds n’en font pas trop. Ils prennent sur eux l’arrogance clinquante du bâtiment. Ils le laissent commander, s’exécutent.
Sa voix, en revanche, est un raz-de-marée. Elle s’adresse au monde entier en n’ayant consulté que lui. Elle est bourrée de son désir : un désir irrépressible, mais sans objet précis. Une sorte de pulsion, mi-chair, mi-métal, que l’avenir intégrera sans doute un jour dans le comportement des robots. Égale à elle-même, elle est préparée à gagner, à posséder, à tout rafler. Elle s’écoute sans s’entendre, elle a le charisme d’un tank en temps de guerre. Elle sécurise ceux qui ne savent pas quoi faire de la paix. Elle leur sert de berceuse. Basse et parfaitement monocorde, elle connaît de temps à autre des accents doucereux qui l’autorisent à feindre la compassion à l’instant où elle emmène la planète dans le mur. En fait, elle lui sort du gosier avec de puissantes charges d’air qui laissent supposer qu’elle ne rencontre pas grand monde en chemin. Le fluide est redistribué, à petites doses, à la sortie, par une bouche en O : une ouverture statique qui, dans ce visage en chantier, dévoile brusquement les appareils de plomberie. Chaque mot reçoit la quantité de souffle voulu pour entretenir un petit feu artificiel et inextinguible. Pour peu que la colère monte, le tuyau lâche. Le flot tourne au torrent. Un trou béant actionné par une paire de mâchoires donne à voir une langue un peu coincée entre deux rangées de dents publicitaires. Puis vient le moment menaçant où il ferme le robinet d’un coup sec. Le visage se ferme et se fronce. Il teste l’effet de son silence sur l’effet de sa tirade. Une fois relancée, sa voix peut continuer sans avoir à se souvenir de ce qu’elle vient de dire. Rien ne la ralentit quand elle change de registre. C’est la voix d’un acteur qui joue si bien son rôle qu’il ne voit pas pourquoi il en essaierait d’autres. Calée sur un seul accord, un seul ton, elle enregistre de temps à autre de petites chutes de tension habilement exploitées comme autant de preuves de son humanité. De l’humanité, il en a si peu en réserve qu’il veille à mettre le peu qu’il a en vitrine. Ses mains font le même boulot que sa voix, mais avec agitation. Elles la dirigent, se mettent en quatre pour la remplir. Chacune de ses phrases a droit au secours de ses bras. Les paumes écartées, réunies, écartées, réunies, debout l’une contre l’autre, en position de prière, en position de cogner, remises en marche, un poing tendu, un doigt levé… À le regarder faire, en coupant le son, on croirait assister à un concert symphonique dont la partition tiendrait du rapport comptable et du commandement militaire.
Toute sa personne est attroupée dehors. Le peu qui reste à l’intérieur est installé devant un miroir. Il est le roi impassible de la façade. L’amour qu’il se voue est si passionné qu’il lui arrive de craindre la trahison : un lâchage inopiné de lui par lui. Cet homme est sans mystère, mais il a un secret : il manque un lien entre son personnage et sa personne. Il a beau couvrir le premier de compliments et de lauriers, la seconde est frustrée. Il lui arrive d’ailleurs d’être sur le point de se donner tort, rien que pour tester son droit à tout. Mais il a beau être malade, il n’est pas suicidaire : il se ravise aussitôt. Il retourne sa bouche et ses yeux comme s’ils étaient morts, prend trois secondes pour réfléchir, et revient triomphant en se félicitant d’avoir été si rapide. Pour finir, il se sent revivre chaque fois qu’il change d’avis, chaque fois qu’il peut dire sans broncher : « c’est comme ça et pas autrement. »
Ses retournements ne sont pas que sa marque de fabrique, ce sont ses points d’équilibre. Il compte sur eux pour déstabiliser l’adversaire. C’est un des moments qu’il préfère. C’est là qu’on le voit lever une lèvre et hésiter entre ricaner et sourire. Pour finir, il ne fait ni l’un ni l’autre, il s’amuse de ne pas rire. Il s’en vante. Est-ce qu’il sait rire ? Rien n’est moins certain. S’esclaffer sûrement, mais rire comme on se lâche lorsqu’à l’intérieur de soi l’enfant et l’adulte ne font qu’un ? Impossible. Cet homme ne peut pas faire la différence entre se défouler et se laisser aller. Se défouler, lui vient comme il respire. Se laisser aller, en revanche, supposerait qu’il y ait quelque chose de plus que lui en lui à relâcher. L’excitation, l’exaltation, il connaît. Mais la joie ? On a beau retourner son cas dans tous les sens, on ne voit pas comment il pourrait y goûter. La joie c’est le contraire du gain. Il faut n’avoir rien d’autre qu’elle à obtenir pour y accéder. Il faut s’être un instant oublié. Comment pourrait-il ? Soyons juste, il est parfois à deux doigts de l’humour, sur le point de dire : « j’ai tort sur toute la ligne ? Et alors ? C’est moi le plus fort et je vous emmerde. » S’il ne le dit pas, c’est qu’à défaut du ridicule il a le sens de la conservation. Il ne veut pas qu’on voit de trop près le vide d’où il vient. « D’ailleurs à quoi bon vous dire d’où je viens, doit-il penser, puisque je suis là où je suis ? » Accordons-lui quand même une forme d’intelligence instinctive d’autant plus efficace qu’elle abat au lieu de ratisser.
Il y a deux humanités à ses yeux : celle qui le suit, l’applaudit, le prolonge et l’autre qui, en un mot, l’importune. Elle le gêne au même titre qu’un lacet qui résiste ou qu’une allumette qui ne prend pas. Quand son impatience l’aveugle, la bourse et son gendre lui tiennent lieu de boussole. Il n’a aucun mal à faire deux choses à la fois : il se trouve en déraillant, se calme en s’énervant, se découvre un métier en gouvernant. Je vous l’ai dit, dès le début, cet homme est double, mais il n’y en a pas un pour éduquer l’autre. D’ailleurs, il a beau être debout, en costume, cravaté, coiffé de près, une partie de lui reste couchée. Qu’il parle d’une guerre en cours ou d’un danger nucléaire, il a toujours sur le visage ce petit fond de dégoût vaguement surmonté par le plaisir d’être sur scène. En réalité il boude son sujet de lui prendre autant de temps, de lui voler la vedette. Il n’y a qu’à voir sa moue : cette barque molle renversée qui fait le tour de la terre. Elle résume son solipsisme : une grimace amusée d’être prise au sérieux et une autre excédée d’offrir gratuitement son génie à un public inférieur. En somme : il a pitié de ceux qui ne savent pas qui il est et il souffre en permanence, sans savoir pourquoi, de n’être pas un autre. Comment le saurait-il? Il n’a jamais connu que lui. Cet homme est un virus qui révèle parfaitement le piteux état de notre planète : tout le monde l’a identifié, personne n’arrive à le mettre hors d’état de nuire.
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