Des «fake news» aux «fake views»
«Avec la mondialisation des marchés et la technologie numérique, de restructurations en fusions, de prises de contrôle en mutations, les richissimes barons de l’industrie du contenu (Netflix, Fox, GAFAM, Disney, etc.) ont étendu leur lucrative domination à toutes les plateformes et à tous les marchés», dit l’auteur.
Sans que nous puissions en contrôler l’ampleur et l’effet sur nos vies, un nouveau monde émerge irrésistiblement de l’intelligence artificielle (IA). Lors du Forum économique mondial en janvier à Davos, les puissants de ce monde ont magnifié l’accélération de cette quatrième ère industrielle qu’est la révolution numérique et son application généralisée par les nouvelles technologies à tous les champs de la société humaine.
Ce nouvel Eldorado nous annonce une meilleure vie et une vie meilleure, nous affirme-t-on de toutes parts. On en prend note. Mais, reconnaît-on du côté des observateurs avertis, les risques de dérapage sont énormes, notamment l’exploitation occulte et privée des données et l’opacité de la propriété et de la gestion des réseaux. Au-delà de la futurologie virtuelle que les puissants mettent en scène à Davos pour nous séduire, cultivons un sain scepticisme en posant un regard critique sur l’état actuel de la société numérique.
On parle beaucoup des fake news, une expression américaine passe-partout que l’actuel président américain a largement contribué à populariser par une utilisation maniaque et machiavélique de twitter. Bien sûr, ni Donald Trump ni même les envahissantes plateformes numériques n’ont inventé les fausses nouvelles. Il faut garder à l’esprit que les informations erronées, mensongères, sans fondement, dans l’intention de tromper ont de tout temps existé, depuis la fausse rumeur jusqu’aux opérations de diabolisation, en passant par les promesses illusoires, les campagnes de désinformation et les idéologies totalitaires.
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On parle moins, curieusement, d’un phénomène de même nature que les fake news, tout autant sinon plus puissant et sournois, car désormais bien ancré dans l’imagerie populaire. Celui des fake views. J’entends par là les innombrables et omniprésents produits audiovisuels destinés à l’imaginaire populaire, films, séries, sitcom, musique, shows, débats partisans, en somme le contenu médiatique culturel produit et mis en marché par l’envahissant écosystème de divertissement dominé par des intérêts américains. Étant entendu que, selon l’UNESCO, la culture est « l’ensemble des traits distinctifs, matériels et spirituels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».
Comment ne pas s’inquiéter ici même de notre modeste et fragile écosystème culturel francophone quand on observe comment, avec quels moyens et quelle efficacité, la puissante industrie américaine de production et de diffusion du contenu modèle l’imaginaire des « consommateurs » dans un Canada anglais déjà perméable avec son multiculturalisme et un Québec ambivalent et affaibli dans son identité ? L’impérialisme américain impose ses thèmes et ses mythes dans la programmation du contenu populaire sur les plateformes, souvent même en récupérant ceux des autres communautés ou nations pour en travestir la valeur, si ce n’est pour en détourner le sens.
Avec la mondialisation des marchés et la technologie numérique, de restructurations en fusions, de prises de contrôle en mutations, les richissimes barons de l’industrie du contenu (Netflix, Fox, GAFAM, Disney, etc.) ont étendu leur lucrative domination à toutes les plateformes et à tous les marchés, avec des moyens inégalés pour repérer, caractériser et cibler les clientèles au bénéfice du marché publicitaire. Nous sommes à l’ère du Big Brother technologique. Celui du grand réseau des réseaux, le Big Browser, qui impose à l’univers créatif et artistique son point de vue, ses critères esthétiques et ses valeurs essentiellement liés aux mythes américains du pouvoir de l’argent, de la réussite individuelle, sublimés dans l’imaginaire collectif par le spectacle du succès ostentatoire ou de l’échec violent et décadent. En réalité, Big Browser produit des fake views, pour divertir, faire diversion en mettant en scène la controverse, le spectacle. En encaissant les milliards de profits. Ce divertissement est devenu le nouvel opium du peuple.
Cette mondialisation, financée et contrôlée par le grand capital et ses alliés opérateurs de la technologie numérique qui la supportent et l’amplifient, remodèle les identités nationales et citoyenne dans un melting pot conquérant. Au nom d’un Présent égalitaire et multiforme, la vague obscurantiste dénature l’Histoire, renie la Culture, érode les repères du territoire, n’hésitant pas à mettre en scène un méli-mélo gauche-droite échevelé ou une ferveur spectaculaire jusqu’à l’hystérie…
Nous sommes à l’ère des « corporates nums », qui fonctionnent comme les « corporates bums » qu’avait dénoncés le chef néodémocrate canadien David Lewis à l’époque. Il s’agit d’un nouvel impérialisme économique qui transnationalise par l’arme technologique, amplifiant d’autant l’efficacité des stratégies légales, financières et corporatives d’un capitalisme prédateur, au détriment des économies nationales et des intérêts de leurs populations.
La lutte (des classes), c’est du fake. Et les dindons de la farce sont dans les gradins ou devant l’écran.
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