Pandemic: American Giants Make the Law

<--

Pour les entreprises du numérique, la crise du Covid-19 est une occasion unique de renforcer durablement leur emprise sur leurs utilisateurs.

Tribune. Les expérimentations de traçage des utilisateurs de portables représentent pour les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) un enjeu essentiel qui va déterminer leur avenir commercial et leurs relations, tant avec la société civile qu’avec la sphère politique. C’est pourquoi nous les trouvons aujourd’hui présents dans la lutte contre la pandémie, et d’abord débordant d’activités pour tout ce qui concerne les initiatives de traçage.

Il s’agit là d’une évolution lourde de conséquences mais dont la portée est mal perçue, tant le potentiel de ce système de surveillance est sous-estimé. La fonctionnalité proposée paraît limitée, puisqu’il s’agit de savoir grâce à une application sur nos mobiles si nous avons été en contact avec un porteur du virus Covid.

Une technologie, en réalité très intrusive, qui ne peut être implantée que dans des circonstances exceptionnelles comme celle que nous vivons. Aujourd’hui, la grande majorité de la population, légitimement inquiète, accepte, voire demande une telle surveillance électronique qu’elle imagine très efficace. Personne ne peut sous-estimer l’intensité de cette grande peur de la contagion, crainte exacerbée par les indications contradictoires données par les autorités gouvernementales.

Emprise sur leurs utilisateurs

Les premiers usages sont déjà opérationnels à Singapour et en Corée du Sud. En France, Orange, ex-PTT, s’était mis sur les rangs, faisant valoir sa vieille expérience dans la surveillance de nos citoyens, écoutes téléphoniques et interceptions postales. StopCovid s’est trouvé éliminé de fait en moins de quinze jours tant il est impossible aujourd’hui de disposer d’une application nationale et souveraine faisant fi du contexte international. Bien entendu cela n’est pas dit comme cela par le gouvernement qui se borne à dire : «Il n’y aura pas d’application disponible le 11 mai» et parle avec embarras de «défi technologique». Les Gafam travaillent eux au niveau mondial, bloquant entre autres toute coordination européenne grâce à de récents accords avec l’Allemagne et la Grande Bretagne. Dans ce dernier pays ce sont Microsoft, Google, Amazon et une entreprise partenaire de la CIA, Palantir, qui collaborent avec les autorités de santé pour installer une application commune de traçage. Si ce dispositif s’impose dans une majorité de pays développés, il sera impossible de développer d’autres applications performantes.

Pour les géants du numérique, c’est une occasion unique de renforcer durablement leur emprise sur leurs utilisateurs. Sachant que leur modèle économique repose sur la surveillance de leurs audiences et la vente de publicités ciblées, on comprend leur activisme. Quant aux gouvernements, ils disposeront là d’un outil précieux de gestion et de prévision du comportement de leurs citoyens, bien utile en ces temps incertains. Ainsi cette technologie qui va de pair avec la reconnaissance faciale peut rapidement s’imposer. Reste à donner la brassée de garanties usuelles de protection de la vie privée afin de calmer ceux qui s’inquiètent encore et le tour est joué.

Mais il faut d’abord que les géants du numérique séduisent autorités et opinion publique en affichant leur altruisme et leur responsabilité. Ils ont d’abord, dans l’urgence, installé une «coopétition» (coopération entre concurrents) : premier enjeu, la lutte contre la prolifération extraordinaire de la publicité mensongère autour du Covid. Masques non conformes, recettes de guérison miracle, produits médicaux non autorisés, le réseau a été rapidement saturé de propositions mensongères ou dangereuses. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) tirant la sonnette d’alarme, des groupes de travail se créent pour censurer les messages dangereux. La «Trust and safety team» (service de sécurité) de Google travaille avec les équipes dédiées de ses grands concurrents Facebook et Instagram, de puissants outils d’intelligence artificielle sont développés en commun. Alors que les Etats peinent, euphémisme, à coordonner leurs actions, les entreprises du domaine agissent vite et bien. Rien ne les arrête. Leur serment de ne pas intervenir dans le domaine politique est balayé face à l’urgence vitale. Quand le président brésilien Bolsonaro utilise Twitter pour mettre en cause la réalité de la pandémie, ses messages sont très vite effacés tout comme ses interventions vidéo sur Facebook.

Une politique de service public

Un évènement, le 13 mars, va ouvrir de nouvelles perspectives et donner aux Gafam l’occasion de mettre en avant leur «fibre citoyenne». Lors de sa conférence de presse à la Maison Blanche, le président Trump annonce que 1 700 salariés de Google ont mis en place un vaste service de conseil et d’orientation pour lutter contre le Covid. Stupéfaction au sein de l’état-major de la firme : personne chez Google n’a eu encore le temps de travailler sur ce type de projet hormis une petite filiale de San Francisco pour une application régionale.

Devinez la réaction du président de Google ; plutôt que d’accuser Trump de fake news, il déclare, avec un sens de l’improvisation digne d’un grand politique, qu’il va en effet «bientôt» proposer un grand site dédié à la lutte contre le virus. Et de mettre en ligne une première maquette quelques jours plus tard. Bilan, Trump utilise Google pour montrer sa maîtrise d’une situation catastrophique, la firme californienne reprend la balle au bond, espérant ainsi que l’administration américaine saura se montrer reconnaissante. L’enjeu, entre autres, est de bloquer ceux qui, à Washington, préparent des mesures antimonopoles et ils sont nombreux au ministère de la Justice comme dans les agences de lutte contre les abus de position dominante.

Marché gigantesque

Les Gafam multiplient ainsi les initiatives généreuses. Partout sur la planète, les gouvernements se voient proposer des services dédiés à la lutte contre la pandémie fournis par Facebook, Google, Twitter, Instagram. Les administrations d’Inde, d’Afrique du Sud, de Singapour, de Corée du Sud, bénéficient de tels services tout comme l’OMS. En France, le gouvernement diffuse ses messages grâce à une application de dialogue (chatbot) disponible sur WhatsApp et sur Facebook. Google et ses concurrents donnent plusieurs centaines de millions de dollars à l’OMS et à d’autres ONG travaillant dans le secteur. Situation paradoxale, au même moment, Trump accuse l’OMS d’avoir pris du retard sur la détection de la pandémie et lui coupe les crédits.

Sont également offertes à la communauté scientifique comme aux gouvernements des outils de travail coopératifs, des données géolocalisées utiles à la lutte contre le virus et des cartes interactives pour suivre l’évolution de la situation sanitaire. Une occasion unique de renforcer les liens entre le secteur du numérique et les activités liées à la santé, un marché gigantesque dont les budgets vont exploser, pandémie aidant. Au niveau mondial, 10 000 milliards de dollars au moins en 2021. Outre-Atlantique, s’invente un «solutionnisme» techno-autoritaire aux fléaux qui nous accablent, notre avenir prend forme sans que d’autres logiques puissent émerger et sans que la vieille Europe réagisse.

About this publication