Certains États sont désormais de véritables cocottes-minute : de l’Arizona au Texas, de l’Idaho au Michigan, des « patriotes » occupent des lieux emblématiques, agressent des journalistes, intimident des travailleurs de la santé, insultent des porteurs de masque qu’ils accusent de fomenter la peur… Alors que le virus, lui, n’a que faire de la politique.
Pourtant, écrit Madeleine Albright, cette crise, différemment gérée, aurait pu être tout autre. Un peu comme après le 11 Septembre, lorsque les Américains menaient une bataille contre un ennemi évanescent, lorsque là aussi la peur berçait le pays, car nul ne savait d’où viendrait la prochaine salve… (bombe radiologique, contamination bactériologique, et où ?). En 2020, comme il y a 19 ans, cette césure définira le monde d’avant et celui d’après. L’adaptation des contrôles frontaliers. Les mentalités. Les relations internationales.
Même si la grande majorité des Américains soutient une gestion de crise adaptée — ici les mesures de confinement — la comparaison s’arrête là. Au lieu de gagner l’appui très majoritaire de sa population comme George W. Bush en 2001, le président glisse dans les sondages : selon l’indice de Real Clear Politics, 58 % considèrent que le pays va dans la mauvaise direction, et 53,4 % désapprouvent sa gestion de la pandémie.
Au lieu de rassembler, il divise. Appelant à la révolte au Michigan, à la libération de la Virginie, à la liberté pour les Pennsylvaniens, il légitime la suspension de la session de la législature au Michigan cette semaine pour éviter que, de nouveau, des manifestants armés n’entrent dans l’enceinte du Capitole. Il justifie l’intervention de miliciens armés venus patrouiller devant des commerces texans souhaitant rouvrir… pour les protéger des forces de l’ordre. Il érode les mesures de confinement prises par certains États, lorsque les voisins optent pour le déconfinement. Ces discordances au plus haut niveau, conjuguées au désaveu présidentiel des données scientifiques, alimentent les théories du complot, les propulsant dans l’air ambiant comme autant de particules contagieuses. Ces théories, qui abondent depuis les débuts de la République américaine, sont largement documentées dans la littérature scientifique. Et surtout, elles reflètent un des traits culturels des Américains, identifié en 1964 par l’historien Richard Hofstadter, qui évoque le « style paranoïaque en politique américaine ». Parfois étonnantes, déroutantes, amusantes aussi, elles sont plus inquiétantes lorsqu’elles s’approchent du pouvoir comme sous le maccarthysme. Mais en principe, les artisans des théories du complot sont en marge, un peu raillés, rarement craints.
Trois éléments changent la donne.
D’abord le contexte. Dans un monde post-11 Septembre anxiogène, dans une société scarifiée par la crise financière de 2008 qui a plongé de nombreux Américains dans une situation de précarité pérenne, alors que la société américaine est en rapide mutation (la structure de la famille, les pratiques religieuses, la démographie) ces théories, simples, réduisent la complexité à une dimension intelligible. Elles donnent un sens à ce qui est souvent de l’incompétence et des errements du processus décisionnel.
Ensuite, la polarisation croissante. Alors que petit à petit le centre s’étiole, les partis ne sont plus les grands ensembles parapluies qu’ils ont pu être et s’alignent sur des idéologies, des valeurs, aplanissant les différences géographiques et régionales préexistantes. Ainsi, la démarcation entre le « véritalisme viral » (ce virus est une exagération) et le « biais libéral » (il faut confiner durablement) s’aligne clairement sur des lignes de fracture partisane qui se déclinent du local au fédéral, jusqu’au Congrès. Ces profondes divergences sont d’ailleurs alimentées par la polarisation médiatique, selon une étude publiée en avril dans la Harvard Kennedy School Misinformation Review corrélant la consommation de médias conservateurs comme Fox News avec la croyance que la COVID-19 est instrumentalisée aux dépens du président.
Enfin, le président lui-même. Le fait qu’il retweete abondamment des théories du complot (comme dans sa série de tweets sur le possible vol de l’élection partielle du 25e district de Californie cette semaine), en lançant régulièrement des thèses complotistes (comme le nébuleux « Obamagate »), normalise des discours autrefois plus marginaux. À commencer par celui du suprémacisme blanc dans un contexte où, dans le monde, l’extrême droite a le vent dans les voiles et alors que le terrorisme d’extrême droite / antisémite / raciste, a fait plus de morts au cours des dernières années aux États-Unis que ceux qui sont motivés par l’islamisme radical.
Les groupes qui se mobilisent ainsi contre les mesures de confinement — analogues dans une certaine mesure aux Tea Partiers de 2009 — bénéficient d’appuis qui leur confèrent une réelle résonance… qu’il s’agisse du soutien financier de fortunes conservatrices (comme les familles DeVos et Durr), du porte-voix qu’offre Fox News, du rôle d’acteurs parasites comme Alex Jones avec InfoWars ou du fait qu’ils fédèrent ceux qui craignent l’avènement d’une guerre civile raciale, des milices locales, des lobbies locaux pro-armes, des groupes anti-gouvernementaux et des membres de groupes anti-vaccins.
Ils avancent de plus en plus à visage découvert, craignant de moins en moins l’opprobre public. Et en année électorale, l’érosion concomitante de la légitimité des institutions américaines est donc susceptible de générer une spirale de tensions dont il est bien difficile de prévoir l’issue.
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