Lockdown and Divisions in American Society

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Le confinement et les fractures de la société américaine

Aux États-Unis, « confiner » et « déconfiner » sont devenus des termes identitaires, privant le pays d’un vrai débat de société sur les réponses à apporter face à la pandémie, croit Rafael Jacob.

Il a fallu peu de temps pour que la crise de la COVID–19 fasse ressortir les divisions fracturant la société américaine. Plus le temps avance, plus le pays semble être pris dans un tribalisme bête empoisonnant presque toute possibilité de débat sain, alors que l’ampleur et la complexité des enjeux confrontant le pays — et le monde — nécessitent précisément cela.

Le virus est maintenant lié au décès de près de 100 000 Américains — le plus grand nombre associé à une pandémie dans ce pays depuis la grippe de Hong Kong, survenue un demi-siècle plus tôt. La réponse à la pandémie est venue complètement chambouler ce pays qui bouillait déjà.

Dans ce contexte ultra clivé, « confiner » et « déconfiner » sont devenus des termes identitaires, empêchant l’introspection et la nuance et favorisant un climat de confrontation dogmatique.

Les vraies hécatombes

Dans l’espace public américain, cette dynamique s’observe particulièrement dans les prédictions dramatiques récurrentes à l’endroit des juridictions refusant de confiner ou déconfinant « trop » rapidement, et auxquelles on prédit le pire.

Il y a eu, par exemple, l’épisode des plages bondées en Floride en mars, que le gouverneur avait initialement refusé de fermer malgré les demandes répétées en ce sens, puis de leur réouverture en avril, accompagnées d’une vague semblable de récriminations.

Puis, de façon peut-être plus saisissante, il y a eu l’épisode de la réouverture de la Georgie, qui a annoncé en avril un plan rapide de déconfinement, permettant à presque tous les commerces, incluant les restaurants, les spas et les gymnases de rouvrir. Le confinement aura duré à peine trois semaines, du 3 avril (après presque tout le monde) au 24 avril (avant presque tout le monde), et contenait une série d’exemptions permettant aux plages et même aux églises de rester ouvertes. La Floride voisine a suivi un modèle semblable. Dans les deux cas, les gouverneurs se sont fait haranguer pour leur laxisme, étant accusés de toutes parts de mettre en danger la vie de leurs concitoyens.

Qualifiée de « sacrifice humain » par le magazine The Atlantic, la décision de la Georgie de déconfiner a été accueillie de cette façon par le chroniqueur politique Ron Fournier (non, pas le commentateur sportif québécois, un autre), dans un tweet le 20 avril dernier : « Marquez ce jour. Parce que dans deux à trois semaines, le bilan des morts de la Georgie sera sur les mains du gouverneur. Et alors que les Georgiens vont se déplacer ailleurs au pays, ils répandront plus de mort et de destruction économique. »

Le 9 mai, quelque trois semaines plus tard, le gouverneur de l’État annonçait que le nombre d’hospitalisations liées à la COVID-19 avait atteint son plus bas niveau depuis que les données avaient commencé à être compilées, un mois plus tôt. Dix jours plus tard, le gouverneur annonçait l’atteinte d’un nouveau plancher au chapitre des hospitalisations dans l’État. Et le nombre de décès y était d’un peu moins de 1 700.

Conclure sommairement que toutes les mesures de distanciation physique ne fonctionnent pas serait un raccourci. Il peut entre autres être plus facile de maintenir une distanciation en Georgie, où vivent environ 170 habitants par mille carré, qu’au New Jersey, l’État le plus densément peuplé du pays, où on compte 1 200 habitants par mille carré et où les transports en commun, par exemple, sont plus sollicités. Les problèmes de santé préexistants de la population, l’organisation du réseau de santé et l’accès aux soins, notamment, sont aussi des facteurs déterminants.

Reste que selon les données des Centers for Disease Control (CDC), la Georgie compte environ 2 fois moins de morts par million d’habitants que la Pennsylvanie ; 7 fois moins que le New Jersey ; et 10 fois moins que New York. Sa voisine, la Floride, qui a imposé un confinement court et limité, compte 3 fois moins de décès que la Pennsylvanie, 13 fois moins que le New Jersey et 17 fois moins que New York. Sa population est pourtant plus urbaine avec quatre régions métropolitaines majeures (Miami, Orlando, Tampa et Jacksonville), plus âgée et davantage composée d’Afro-Américains et d’Hispaniques (des communautés particulièrement touchées) que les trois autres États.

New York, le New Jersey et la Pennsylvanie ont des confinements sévères depuis maintenant deux mois. Ces États ont par contre forcé dès mars les résidences pour personnes âgées à accepter des patients testés positifs à la COVID–19. Seulement en Pennsylvanie, 70 % des décès liés au coronavirus ont eu lieu dans ces foyers.

Toutes ces données illustrent à quel point le confinement ou déconfinement n’est pas le seul facteur en cause face à la COVID-19.

Confinement et distanciation

Si une nuance manque au discours public américain, c’est peut-être celle-ci : confinement et distanciation ne sont pas nécessairement synonymes. Ne pas imposer un confinement à la grandeur d’un État ne revient pas nécessairement à faire fi des contrôles, des pratiques de distanciation et des conseils d’hygiène.

Prenons les cas du Kansas, État de trois millions d’habitants et du Nebraska, deux millions d’habitants. Ces deux États voisins relativement ruraux, situés au centre des États-Unis, ont des modes de vie et des niveaux socioéconomiques semblables, environ 14 % de leurs citoyens ont plus de 65 ans et 80 % sont caucasiens, mais ils ont géré la pandémie différemment. Dès la fin mars, le Kansas imposait un décret de confinement obligatoire ; le Nebraska n’en a jamais ordonné un.

À quoi ressemblent aujourd’hui leurs courbes des décès ?

Il est vrai que les décès sont un « indicateur retardé » — des gens hospitalisés aujourd’hui ne seront pas tout de suite comptabilisés. Reste qu’après plus de deux mois, rien n’indique que le Nebraska soit en bien pire posture que le Kansas. Leurs courbes se suivent de près. Sur une population de près de deux millions d’habitants, le premier compte 125 décès liés à la COVID-19 ; sur une population de près de trois millions d’habitants, le second en compte 173.

Et surtout, ni le système hospitalier du Nebraska, ni de la Georgie, ni de la Floride, n’est aux prises avec quoique ce soit s’apparentant à un problème de surcharge dû à la COVID-19 en termes de manque de lits, d’espace aux soins intensifs ou de respirateurs — ce qui était, faut-il le rappeler, la raison foncière invoquée pour imposer des ordres de confinement en premier lieu.

Les États devaient protéger les hôpitaux.

En fait, ils les ont tellement protégés que nombre d’hôpitaux américains éprouvent de graves problèmes de santé financière.

Triste ironie

Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître à première vue, l’un des secteurs souffrant le plus des mesures de confinement aux États-Unis est celui de la santé. Dans plusieurs cas, les hôpitaux sont des entités privées à la recherche de profits. Or, dès le début avril, des médecins et infirmières ici et là disaient craindre pour leur établissement hospitalier — non pas parce qu’il était trop plein… mais parce qu’il était trop vide. On avait repoussé ou annulé presque tous les rendez-vous et opérations — la source de revenus principale des hôpitaux aux États-Unis — en attendant le tsunami de patients devant être hospitalisés pour le coronavirus. Le tsunami que prédisaient les modèles statistiques ayant inspiré les mesures de confinement draconiennes.

Semaine après semaine, le tsunami se faisait attendre. Les hôpitaux restaient vides. Les gens qui se seraient normalement fait opérer, eux, restaient à la maison. Il y avait hémorragie : elle était financière. Des hôpitaux ont donc commencé à mettre à pied du personnel médical — incluant médecins et infirmières — jusqu’à ce que l’American Hospital Association, le plus important regroupement d’hôpitaux en Amérique, publie un rapport à la fin avril faisant état de « la pire crise financière dans l’histoire des hôpitaux et du secteur de la santé aux États-Unis ». Semaine après semaine, les hôpitaux perdent des milliards de dollars.

La célèbre clinique Mayo, qui fournit des services de santé à des millions d’Américains à la grandeur du pays, a à elle seule dû réduire les heures ou renvoyer quelque 30 000 de ses employés. Sur la chute d’environ 5 % du produit intérieur brut (PIB) au premier trimestre aux États-Unis, près de la moitié est attribuable à la baisse dans le secteur de la santé.

La crise secouant les hôpitaux a atteint un point tel que le président des médecins d’urgence du plus grand réseau hospitalier de la Pennsylvanie, le University of Pittsburgh Medical Center (UPMC), a annoncé qu’il allait dès lors reprendre les opérations courantes. En dépit des ordres de l’État. Sur les quelque 5 500 lits de ses 40 hôpitaux, 2 % étaient occupés par des patients atteints de la COVID-19. Les problèmes en Pennsylvanie, comme un peu partout aux États-Unis, étaient concentrés non pas dans les hôpitaux… mais dans les foyers de personnes âgées.

Alors que les Américains continuent de se déchirer, des questions importantes ne sont pas posées sur la valeur ajoutée d’un confinement obligatoire comparativement au respect de normes de distanciation, sur les mesures à prendre et, surtout, la protection particulière des personnes les plus vulnérables.

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