Nom, prénom, race
Jean-Benoit Nadeau
10 juin 2020
Quand on vit aux États-Unis, on est toujours dans la « race ». Même si on n’en veut pas, on est forcé d’en avoir une.
L’intensité des manifestations contre le racisme à la suite du meurtre de George Floyd par quatre policiers à Minneapolis nous force à nous poser des questions sur le sens des mots, à commencer par ce que les Américains entendent par la « race ».
Disons d’emblée que sur cette question, il n’existe pas d’oasis. Quand on vit aux États-Unis, on est toujours dans la « race ». Même si on n’en veut pas, on est forcé d’en avoir une.
J’en ai fait l’expérience en 2010 pendant un séjour de six mois en Arizona avec Julie et nos jumelles. Malgré ce que nous redoutions pour nos enfants d’origine haïtienne, celles-ci n’ont pas subi de racisme ouvert. Mais ce qui m’a réellement frappé, c’est à quel point la question raciale revenait constamment : dans les nouvelles, dans les conversations, et jusque dans les questionnaires de l’école, du camp de jour, du médecin. Nom, prénom, race. Vous devez nous dire votre race.
Aux États-Unis, on en revient toujours à la maudite race. En 2010, Barack Obama affirmait sans rire que son pays était entré dans l’ère « postraciale », ce qui m’a toujours paru présomptueux. Toute la société américaine s’organise de manière « raciale » quasi spontanément.
Étranges questionnaires
C’est quand les Américains tentent d’expliciter ce qui est entendu par le mot « race » que la bizarrerie du concept saute aux yeux. Par exemple, au cabinet médical où j’étais allé pour une grippe, le questionnaire me demandait ma race. Mais regardez les choix proposés : afro-américaine, autochtone de l’Alaska, asiatique, noire, blanche, française, allemande, grecque, hawaïenne, hispanique, indienne, amérindienne. Cela pourrait se justifier pour certaines maladies, auxquelles votre groupe ethnique peut vous prédisposer, mais j’ignore quelles maladies sont spécifiquement « noires » et pas « afro-américaines ».
Le côté insolite du concept de race n’est nulle part plus évident que sur le formulaire de recensement national, auquel nous avons participé en 2010. (La description qui suit est basée sur le questionnaire de 2020 envoyé à 128 millions de foyers en mars dernier et qui est pratiquement identique à celui de 2010.)
Il s’agit d’un formulaire minimaliste de neuf questions sur deux pages très aérées. Quatre de ces questions identifient le répondant (nom, sexe, âge, numéro de téléphone). Trois autres portent sur les types de logement et les catégories d’occupants (étudiants, enfants, grands-parents). Les deux dernières questions (la moitié du questionnaire) portent sur la race. Notez bien : rien sur la situation socioéconomique.
La question 8 demande si vous êtes d’origine « hispanique », « latina » ou « espagnole ». Dans l’affirmative, on veut savoir si vous êtes « mexicain », « portoricain », « cubain » ou « autre » (par exemple salvadorien, dominicain, etc.).
La question 9, de loin la plus élaborée, porte aussi sur la race.
Si vous répondez « blanc », il faut préciser, par exemple : « allemand, irlandais, anglais, italien, libanais, égyptien ». Ça, c’est « blanc ».
Si vous répondez « noir ou afro-américain », on vous demande la « sorte », par exemple : « afro-américain, jamaïcain, haïtien, nigérien, somalien ». (Le terme « Negro » a disparu du formulaire de 2020.)
Si vous répondez « amérindien », on veut connaître la communauté : « Navajo, Pied-Noir, Maya, Aztèque, Inuit, “Native Village of Barrow”, etc. »
Une omission notable : pas de race « jaune ». C’est parce qu’en anglais, « yellow » réfère aussi bien à la couleur qu’à la lâcheté. Devant ce problème sémantique, on vous demande de cocher sans plus de précision si vous êtes de race « chinoise », « philippine », « indienne d’Asie », « vietnamienne », « coréenne », « japonaise », « hawaïenne », « samoane », « chamorro », « autre asiatique », ou « autre insulaire du Pacifique ».
Et finalement, dernière option : êtes-vous d’une « autre race » ? Car depuis les années 1960, chacun peut déclarer appartenir à la race de son choix.
Le raciste fait la race
La notion de race comme entendue aux États-Unis est donc un foutoir total : un mélange détonnant qui confond l’ethnie, le pays d’origine et la couleur de peau, et qui mêle considérations coloniales et « rectitude politique ». Il faut être sérieusement arriéré pour considérer l’existence d’une race chinoise distincte de la race coréenne ou de la race japonaise. Chaque questionnaire place le répondant devant l’obligation de participer à une espèce de délire collectif dont la terminologie calque la taxonomie des animaux domestiques. Les sous-espèces de chiens, de chats, de bovins sont des « races » dans le jargon de l’élevage.
Julie et moi avons élevé nos enfants sans éluder la question de leur origine haïtienne. Mais avant d’aller en Arizona, il n’avait jamais été question qu’elles fussent noires. Mais à Rome, fais comme les Romains, alors nous avons expliqué aux filles qu’elles ne devraient pas être surprises si on leur disait qu’elles étaient « noires ».
Elles ont tout de suite trouvé ridicule cette histoire en noir et blanc. « D’abord, on n’est pas noires, on est brunes ! » ont-elles protesté du haut de leurs six ans. « Et puis vous, vous êtes roses ! »
Leur réaction spontanée m’a paru la seule qui soit logique dans un contexte où l’on doit déclarer sa race.
Le racisme existe, il faut le combattre. Ce qui ne veut pas dire que la race existe. Dans ses Réflexions sur la question juive publiées en 1946, Jean-Paul Sartre dit que c’est l’antisémite qui fait le juif. De même, c’est le raciste qui fait les races et qui écrase celles qu’il juge inférieures. Mais la solution pour ceux qui sont écrasés n’est pas simple, car leur condition découle directement du carcan de la race qui leur est imposé et qu’il est difficile de nier.
Les Américains sont capables de très grandes choses, mais leur obsession au sujet de la race est une tare de naissance qui est le point de convergence entre l’histoire esclavagiste du pays, la chasse aux Amérindiens et l’annexion de la moitié du territoire mexicain en 1848. Il faut y ajouter la marque profonde du « protestantisme biblique ». Cette doctrine, qui remonte presque au début de la Réforme protestante il y a cinq siècles, consiste en une lecture de l’Ancien Testament qui vise à montrer que les protestants forment un « peuple élu ». La « richesse » du racisme américain a suscité deux modes d’expression originaux — le culte des armes à feu et le survivalisme (la nécessité de se protéger devant la menace imminente du chaos) — qui renforcent puissamment le système raciste.
Parce que de sévères discriminations marquent la vie des Américains dits « noirs » et d’autres personnes racisées, leurs associations doivent mener une lutte de tous les instants, et les gouvernements doivent appliquer des politiques de lutte à la discrimination, ce qui suppose des statistiques et des questionnaires. Mais les Américains se butent constamment au mur de la race, érigé en système et insurmontable. Ils consacrent des milliards de dollars à gérer un formulaire de recensement étriqué, à mettre en place des plans de lutte à la discrimination qui ne donnent rien, à bégayer des solutions.
Un des rares congés aux États-Unis est le jour de Martin Luther King (le troisième lundi de janvier), qui commémore la naissance du grand champion de la lutte à la discrimination raciale. Cela faisait à peine 10 jours que nous étions arrivés en Arizona et nous sommes allés dans la ville de Mesa pour assister au défilé. Assis en bordure de la rue, nous avons observé une cinquantaine de groupes de politiciens noirs, des candidats démocrates blancs, des motards noirs, des scouts musulmans, des fanfares d’écoles blanches. Chose frappante, aucun groupe n’était mélangé — surtout pas les communautés religieuses. Le seul groupe mélangé était un club d’équitation, le Western Riding Club. Pour une fête qui vise à lutter contre le racisme, l’ironie était parfaite.
Souhaitons leur bonne chance, en espérant qu’ici, nous ferons mieux.
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