‘Gone With The Censors’

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“Autant en emporte la censure”

Pour l’avocat et écrivain Emmanuel Pierrat, auteur notamment de Nouvelles morales, nouvelles censures (Gallimard, 2018), les accusations de racisme à l’encontre d’Autant en emporte le vent et d’autres oeuvres classiques “se trompent de cible et de combat”.

“En moins d’une semaine, Autant en emporte le vent, la célèbre fiction de Margaret Mitchell, a été par deux fois la victime indirecte de l’indignation plus que légitime provoquée par la mort de George Floyd. C’est d’abord son adaptation au cinéma – huit oscars en 1940, dont l’un a été attribué à l’actrice Hattie McDaniel… devenue à cette occasion la première personnalité afro-américaine couronnée par Hollywood – qui a été retirée du catalogue de la plateforme HBO. L’attaque a été portée le 8 juin par le scénariste John Ridley, scénariste notamment de 12 Years a Slave, et a été suivie d’effet dès le lendemain, “provisoirement”, assure la chaîne, qui prétexte la nécessité de “contextualiser” le film.

Et vendredi 11 juin, l’éditeur Gallmeister, profitant de l’arrivée de Margaret Mitchell dans le domaine public, lançait en librairie une nouvelle traduction du roman de 1936, arguant que la version française jusque-là publiée par Gallimard ferait la part belle au “petit nègre”. Le décryptage de ce double épisode est consternant.

La grande hypocrisie des États-Unis

Pointons pour commencer la grande hypocrisie des États-Unis, où la liberté d’expression absolue, garantie par la Constitution, est battue en brèche dès que la morale et le commerce s’en mêlent. La réalité y est donc celle d’une autocensure exacerbée, qui avait déjà conduit les plus puissants médias américains à flouter, en 2015, la une de Charlie Hebdo renaissant de ses cendres, bannie par les si courageux CNN, Fox News et consorts.

Les classiques sont à leur tour sur le banc des accusés : de Carmen, dont le finale en forme de féminicide a été revisité en Italie, à Shakespeare et son Shylock en passant par les phrases de Voltaire sur les juifs, celles des Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss sur les musulmans ; sans compter l’intrigue de La Case de l’oncle Tom ou, “pire” encore, les planches de Tintin au Congo.

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, le formidable roman de Harper Lee – prix Pulitzer, comme Margaret Mitchell -, a été retiré de bibliothèques scolaires en Virginie en 2016, peu après le décès de la romancière. Et l’emploi du mot “nègre” par des personnages clairement racistes a incité les écoles du Minnesota et du Mississippi à bannir l’ouvrage des programmes. Le même sort a été réservé à Huckleberry Finn, de Mark Twain.

Bannir la culture serait notre perdition

Comme souvent lorsqu’il s’agit de culture, les accusations de racisme se trompent de cible et de combat. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur a précisément été écrit dans l’objectif de provoquer un malaise chez le lecteur américain de 1960 et l’amener à rejeter la ségrégation raciale, dont l’abolition ne surviendra que quatre ans plus tard grâce au Civil Rights Act.

Je pourrais digresser aussi sur les dérives de la théorie de l’appropriation culturelle, qui reproche à la réalisatrice blanche Kathryn Bigelow d’avoir voulu dépeindre Detroit, ou les tentatives tout aussi récentes de censurer les Petits Contes nègres pour les enfants des blancs de Blaise Cendrars.

L’heure du déconfinement et du monde d’après devrait être à la pédagogie, au recul, à l’apprentissage et au discernement. La culture nous est vitale, dans sa diversité, avec ses travers, ses hauts et ses bas, ses chefs-d’œuvre et ses classiques, ses avant-gardes et son passé. La culture est ce qui nous fait réfléchir, nous rend humains, nous fait vibrer. En jouir et en débattre est à la fois notre droit et notre devoir. La bannir par une censure précipitée serait notre perdition et la garantie d’un retour, non pas au monde d’avant, mais à ceux de l’Inquisition ou de la lettre de cachet.”

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