The Black Lives Matter Movement Does Not Improve the Concrete Situation of American Minorities

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«Le mouvement Black Lives Matter n’améliore pas la situation concrète des minorités américaines»

FIGAROVOX/TRIBUNE – Selon le spécialiste en philosophie politique, Jean-Loup Bonnamy, le mouvement «Black Lives Matter» ne s’intéresse qu’au racisme provenant des Blancs. Pour lui, le mouvement ignore les conditions de vie réelles des populations noires.

Par Jean-Loup Bonnamy

Publié le 6 juillet 2020 à 06:45, mis à jour le 6 juillet 2020 à 07:07

Aux Etats-Unis, 93 % des Noirs victimes d’un homicide sont tués par d’autres Noirs. ANDREW KELLY/REUTERS

Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Loup Bonnamy est agrégé de philosophie, et spécialiste de philosophie politique.

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Depuis un mois, nous voyons fleurir un peu partout le slogan «Black Lives Matter», inventé en 2013. Ce slogan est juste. Les vies noires comptent. (Toutes les vies humaines comptent d’ailleurs). Et les vies noires reçoivent -hélas- moins d’attention que les vies blanches. Ne le nions pas. Pourquoi le paludisme suscite-t-il si peu d’interêt alors qu’il tue 500 000 personnes par an et qu’un enfant en meurt toutes les deux minutes? Tout simplement parce que les victimes ont le double tort d’être pauvres et de ne pas être blanches.

Le slogan a également eu le mérite de dénoncer les dérives criminelles de certains policiers aux États-Unis. Le 25 mai, à Minneapolis, dans le Minessota, George Floyd, père de famille afro-américain, est arrêté. Immobilisé pendant plus de huit minutes avec le genou d’un policier sur la nuque, il signale qu’il ne peut pas respirer («I can’t breathe»). Il finit par succomber. Deux mois plus tôt, en mars, l’ambulancière noire Breonna Taylor était tuée de huit balles par des policiers qui avaient fait irruption en pleine nuit dans son domicile par erreur. Ils étaient venus arrêter son voisin, voisin dont on découvrira ensuite qu’il n’habitait plus l’immeuble depuis plusieurs semaines et était déjà en prison à ce moment-là pour un autre motif. En août 2014, dans le Missouri, Michael Brown, un afro-américain de 18 ans, était abattu par la police alors qu’il n’était pas armé, ne présentait aucune menace et avait levé les mains. L’abandon des poursuites contre l’auteur des tirs avait déjà provoqué une grande vague de colère. Aux États-Unis, le problème est donc bien réel et structurel, même s’il ne concerne qu’une minorité de policiers.

Pour l’instant, les médias ne s’intéressent à la vie des Noirs que quand ils sont tués par des Blancs.

Pourtant, paradoxalement, il n’est pas certain que la vague d’indignation actuelle, parfaitement légitime en elle-même, redonne une vraie visibilité à la vie des Noirs, tant il existe un décalage extraordinaire entre les réactions médiatico-émotionnelles et la réalité. Par exemple, en septembre 2019, en Afrique du Sud, de violentes émeutes xénophobes ont éclaté à Johannesburg et Pretoria. Des Sud-africains noirs se sont emparés de pierres et de barres de fer, puis ont attaqué des campements de migrants où vivaient des réfugiés zimbabwéens. Ils ont également pillé des boutiques tenues par des Nigérians et des Congolais. De nombreux morts furent à déplorer, parfois brûlés vifs avec un pneu et de l’essence. Notons au passage que ce type de violences xénophobes est récurrent en Afrique du Sud. Par ailleurs, la police sud-africaine (essentiellement composée de Noirs depuis la fin de l’Apartheid) est une police extrêmement brutale: tous les jours des sud-africains noirs meurent dans des conditions proches de celles de George Floyd. Pourtant, curieusement, nous entendons très peu parler de cela et à aucun moment nous n’avons vu d’indignation en Occident. Pas de manifestations. Pas de genou à terre. Plus étrange encore, au Soudan du Sud (pays devenu indépendant en 2011), une guerre civile fait rage depuis décembre 2013 entre deux ethnies rivales: les Nuers et les Dinkas. Ce conflit -qui risque de se transformer en génocide à n’importe quel moment- a déjà fait des dizaines de milliers de morts et un million de déplacés. Tout cela dans l’indifférence générale. Il en va de même pour le Nord Kivu: cette province de l’est de la République Démocratique du Congo ne cesse de s’enfoncer dans le cauchemar et dans l’enfer d’une guerre qui dure depuis 1998 et a déjà fait plusieurs millions de morts. Et ce, sans déclencher la moindre émotion dans nos sociétés. En un mois, les médias ont consacré bien plus d’attention à la mort de George Floyd et à ses conséquences directes et indirectes qu’ils n’en ont porté à la Guerre du Kivu et à ses millions de morts depuis 22 ans. Ils sont aussi parfaitement silencieux sur la famine qui menace l’Afrique dans les mois à venir (à cause des invasions de criquets et des désordres logistiques et économiques crées par la crise du confinement) et qui risque de causer des millions de morts, dont des centaines de milliers d’enfants. Pour l’instant, les médias ne s’intéressent à la vie des Noirs que quand ils sont tués par des Blancs (ce qui est en fait statistiquement très rare). Et cela contribue à invisibiliser encore davantage la vie des Noirs.

Ce constat ne se limite d’ailleurs pas à l’Afrique. Aux Etats-Unis, 93 % des Noirs victimes d’un homicide sont tués par d’autres Noirs. S’il est normal de condamner le meurtre ignoble et tragique de George Floyd, il est curieux de voir nombre de personnes s’en prendre à la police américaine dans son ensemble et ne rien dire sur les gangs, alors que les gangs tuent bien plus de Noirs (et de manière bien plus «systémique») que ne le fait la police. Si nous pensons véritablement que «Black Lives Matter», alors nous devons nous intéresser à TOUTES les vies noires et ne pas sélectionner une toute petite minorité d’entre elles à cause d’arrière-pensées idéologiques.

La vie des Noirs n’aurait d’intérêt que quand elle viendrait valider l’idée d’un « racisme systémique » des sociétés occidentales.

Derrière cette volonté de ne s’intéresser aux Noirs que lorsqu’ils sont tués par des Blancs, il existe un véritable arrière-fond raciste, non seulement raciste anti-blancs, mais aussi et surtout raciste anti-Noirs: la vie des Noirs n’aurait d’intérêt que quand elle viendrait valider l’idée d’un «racisme systémique» des sociétés occidentales.

Une telle vision est en fait le fruit de l’ethnocentrisme délirant qui caractérise l’Occident. L’Occident pense qu’il est le centre de l’Histoire, que tout tourne autour de lui et que tout ce qui arrive dans le monde (bon ou mauvais) est de son fait. Dans le passé, cette «folie des Blancs» (pour reprendre une expression employée par l’écrivain André Malraux dans son roman La Voie royale, qui se déroule dans l’Indochine coloniale) a poussé l’Occident à se croire supérieur aux autres civilisations, à broyer la diversité du monde et à coloniser une bonne partie du globe. Aujourd’hui, le même ethnocentrisme pousse certains à considérer que l’Occident est la source de tous les maux. Dans la vision ethnocentrique, peu importe que l’Occident soit défini comme supérieur (la Colonisation) ou comme coupable (la repentance), il doit toujours être le pivot de l’Histoire. Rien ne saurait arriver en dehors de lui. L’Occident a beaucoup de mal à admettre qu’il n’est qu’une civilisation comme les autres et parmi d’autres: il préfèrera même parfois s’enfermer dans la repentance et dans une culpabilité imaginaire (mais qui lui permettent de rester l’acteur central) plutôt que de le reconnaître. Egocentrique, il ne s’intéresse à la vie des Noirs que quand ce sont des Blancs qui sont les assassins. Comme l’écrit l’historien Gabriel Martinez-Gros: on «pose une équivalence entre Histoire et Occident. Selon cette logique, toute l’histoire, surtout quand elle est criminelle, est faite par l’Occident. Lorsque quelque chose de mal se passe, c’est donc l’Occident qui est responsable. Comme si rien ne pouvait advenir sans nous. Or, ce n’est absolument pas le cas. Notre impérialisme absolu sur l’histoire nous conduit à une culpabilisation absolue de nous-mêmes et à une victimisation tout aussi absolue d’autrui».

L’idéologie décoloniale infantilise les populations non-blanches et les dépossède de leur Histoire, de leur parole, de leur action.

Le plus grand paradoxe est que la mouvance «décoloniale», qui constitue la pointe avancée des événements actuels, n’a absolument pas décolonisé son imaginaire et continue d’imaginer que le «Grand Méchant Occident» est à l’origine de tous les maux dont souffre le monde. Or, une telle vision, en plus d’être totalement fausse sur le plan factuel, est paternaliste: elle infantilise les populations non-blanches et les dépossède de leur Histoire, de leur parole, de leur action. On l’a bien vu dans certaines vidéos récentes. À Chicago, une femme noire s’oppose aux militants de l’ultra-gauche, déclarant: «Chaque jour des jeunes noirs sont tués par des gangs à Chicago. Où sont les militants de Black Lives Matter? Quand des Noirs tuent des Noirs, les militants Black Lives Matter ne viennent pas faire ce bazar.» Une militante (blanche) lui fait la leçon et lui répond de manière surréaliste.

Complètement déconnectée des réalités du ghetto noir, où les meurtres intra-communautaires sont en effet quotidiens, elle lui fait la leçon et lui répond dans un jargon d’universitaire: «Mais que faîtes-vous de l’oppression systémique?». De même, des militants décoloniaux (blancs), voulant déboulonner la statue de Frederick Douglass (ancien esclave noir et militant abolitionniste!), se sont opposés à des guides touristiques noirs qui ont vaillamment défendu la statue. Si elles n’étaient pas accompagnées d’explications, les images feraient vraiment penser que les manifestants sont des suprémacistes blancs racistes et non pas des militants de gauche agissant au nom de l’antiracisme et prétendant que «Black Lives Matter». Mais cette ressemblance n’a rien d’un hasard, car suprémacistes blancs et militants décoloniaux partagent le même imaginaire ethnocentrique selon lequel l’Homme blanc serait au centre de tout (soit pour être supérieur, comme le pensent les suprémacistes, soit pour faire le mal comme le pensent les décoloniaux), ce qui prive mécaniquement les Noirs de toute histoire autonome. C’est ce qu’a bien souligné, en France, l’écrivaine (noire) Tania de Montaigne, fustigeant le concept de «privilège blanc» défendu récemment par la réalisatrice et militante décoloniale (blanche) Virginie Despentes. Tania de Montaigne voit dans cette notion un fantasme raciste qui ne correspond à rien de réel et qui, sous prétexte d’anti-racisme, réédite inconsciemment le discours raciste traditionnel de la hiérarchie des races, plaçant les Blancs au sommet d’une pyramide, et fait les non-Blancs comme d’éternels mineurs, toujours victimisés et qui devraient être aidés avec condescendance.

Il en va de même dans les discours sur l’esclavage et la colonisation. Comme le souligne dans les colonnes du Figaro, l’historien Pierre Vermeren,: «La guerre et l’esclavage appartiennent de manière continue à la longue histoire des sociétés humaines (…) Aujourd’hui, il subsiste près de 46 millions d’esclaves dans le monde, dont la moitié en Asie (Chine, Inde et Pakistan) et près d’une autre en Afrique, au Sahel notamment. Les sociétés de la péninsule Arabique sont également concernées.» Et Pierre Vermeren nous rappelle qu’en ce qui concerne l’esclavage africain, il a existé trois traites distinctes: la traite européenne à destination des Amériques (où des Africains vendaient aux Européens les captifs issus de tribus rivales, car on oublie trop souvent de dire que si des Européens ont acheté des esclaves, c’est bien que quelqu’un les leur avait vendus sur place), la traite arabo-musulmane (à propos de laquelle les travaux de l’historien sénégalais Tidiane N’Diaye ont démontré que dix-sept millions de victimes noires furent asservies par les Arabes, parfois mutilées et assassinées, pendant plus de treize siècles sans interruption) et la traite interne à l’Afrique subsaharienne (qui continue encore aujourd’hui et qui fut combattue jadis par les colonisateurs Français et Britanniques, la colonisation ayant globalement eu lieu après que ces deux pays eurent aboli l’esclavage). Mais là encore, l’Occident ne veut pas admettre l’extrême banalité historique de la guerre et de l’esclavage. Il veut en avoir le monopole. Il préfère être pleinement coupable et se sentir ainsi toujours à part plutôt que de se trouver commun, rangé au côté des autres. Ainsi les traites d’esclaves commises par d’autres et où il n’a pris aucune part ne l’intéressent pas. Plutôt que de lutter concrètement contre l’esclavage actuel en Libye ou en Maurétanie, on préférera donc se flageller en s’en prenant à Colbert (alors que le Code noir ne représente qu’une infime partie de la vie et de l’œuvre de ce grand serviteur de l’État, les statues à son effigie honorant son rôle dans la construction de l’administration française et nullement son rôle supposé dans la traite esclavagiste, qui d’ailleurs ne posait pas de problèmes moraux à l’époque).

Plutôt que de lutter concrètement contre l’esclavage actuel en Libye ou en Maurétanie, on préférera se flageller en s’en prenant à Colbert.

Le plus dramatique est que toute ces actions hystériques, qui sapent la paix sociale, n’améliorent absolument pas la cause des Noirs. Si les vies noires comptent vraiment, alors, plutôt que de déboulonner des statues, les militants du Black Lives Matter (blancs pour une grande partie d’entre eux) feraient mieux d’alerter l’opinion sur les massacres inter-ethniques en Afrique ou d’aller sur place pour lutter contre les maladies et la famine. Ou plus simplement, ils pourraient aller dans les ghettos noirs des États-Unis pour protester contre la tyrannie des gangs, faire du soutien scolaire pour les enfants, distribuer de la nourriture et assister la population. Il faudra bien le dire un jour: Philippe de Villiers, en mettant sur pied un programme de co-développement humanitaire avec le Bénin lorsqu’il était président du conseil général de Vendée, a fait bien davantage pour les vies noires que les déboulonneurs de statue.

De même, certaines universités américaines décident de retirer certains auteurs de leurs programmes sous prétexte que les hommes blancs sont trop représentés. Comme le faisait remarquer Christopher Lasch dans La Révolte des élites, ce genre de décisions prises par des gauchistes blancs généralement issus de la bourgeoisie, n’améliore absolument pas la situation concrète des minorités. Il serait plus pertinent au contraire de garder la culture classique intacte et de la diffuser à tous, Noirs compris. Et comme le fait remarquer au Figaro, Willfred Reilly, professeur afro-américain de sciences politiques, à propos de l’hystérie actuelle: «Tout cela ne va pas améliorer les scores des minorités aux tests universitaires.»

Mais ce racisme anti-Noir inconscient ne se limite pas à la seule sphère «décoloniale». Ainsi Joe Biden, invité le 22 mai sur une radio noire, par un animateur noir, a déclaré: «Si vous n’arrivez pas à vous décider entre moi et Trump, c’est que vous n’êtes pas réellement Noir.» Pour Biden, les électeurs noirs semblent être un troupeau de moutons, privés de tout libre arbitre politique.

Pour sortir de cette logique mortifère, les acteurs politiques et médiatiques occidentaux doivent accepter de sortir de l’idéologie et de la dictature de l’émotion pour renouer avec les faits. En auront-ils le courage?

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