Le « privilège blanc » est une arme problématique pour le combat antiraciste, par Jean-Luc Bonniol
TRIBUNE. Pour Jean-Luc Bonniol, professeur émérite d’anthropologie à l’université d’Aix-Marseille, réintroduire des assignations des individus à leur couleur, leur interdire la liberté de choisir leur identité, reproduit les anciens schèmes mentaux de la division raciale.
Dans le sillage du meurtre de Georges Floyd à Minneapolis, la notion de « privilège blanc », issue du concept de whiteness (blanchité) transposé des Etats-Unis vers la France, a envahi le débat public, établissant une nette ligne de partage chez les antiracistes. Car il y a bien aujourd’hui, face à la montée des identités, deux antiracismes.
Rappelons les arguments avancés par les deux parties.
Du côté de l’antiracisme « décolonial », le plus récent, qui entend promouvoir la notion, il s’agirait de tirer toutes les conséquences de la relation d’inégalité établie historiquement entre les « blancs » et les « noirs » : l’expression servirait à désigner l’ensemble des avantages sociaux dont bénéficient les personnes qui ne sont pas les cibles du racisme. Etre blanc c’est jouir de la quiétude de ne pas avoir à se définir… Il faut en outre admettre que ce soient les dominés eux-mêmes qui aient l’initiative des mots d’ordre pour leurs revendications, prendre en compte leur capacité d’auto-organisation dans leur lutte contre les discriminations et la violence de l’Etat, accepter les mots qu’ils emploient. Arguments recevables à première vue, car il y a bien un différentiel de « discriminabilité » entre des individus selon leurs caractéristiques physiques, notamment la couleur de leur peau. Et qui pourrait contester le fait de la persistance des discriminations, articulées à un racisme structurel, ce qui prend un relief particulier en France avec l’affichage officiel des principes républicains ?
Du côté de l’antiracisme le plus ancien, celui qui s’oppose à la « guerre des races » et à l’importation de la notion en France, on conteste cette tendance à privilégier les mots et la lutte des seuls dominés, car elle fait le jeu de l’identitarisme et signe l’abandon de la dimension universaliste qui devrait inspirer la lutte antiraciste, cela au profit d’un différentialisme de minorités. Or pour ce camp-là, le soutien de la majorité, inspiré par un combat général pour la reconnaissance des droits humains, paraît indispensable. On souligne aussi le pouvoir performatif des mots, notamment ceux composant le lexique racial. En « nommant » les races, on nomme inévitablement les « blancs », on les constitue en un groupe à contraindre, favorisant en réaction la constitution de groupes suprémacistes blancs et encourageant la diffusion d’un imaginaire du « grand remplacement ».
Fausse symétrie
Aux arguments avancés par cette seconde posture, tout aussi recevables, peuvent toutefois s’en rajouter d’autres, qui conduisent à penser que non, décidément, la notion de « privilège blanc » n’est pas une arme idéale pour servir le combat antiraciste. La notion même de privilège est équivoque : on ne peut y recourir là où ne se trouve que l’exercice d’un droit humain. Certains droits dont sont privés les « non-blancs » ne sont pas des « privilèges » :
Il s’agit là, comme le souligne Emmanuel Dockès, au demeurant partisan de la notion, sur son blog de Mediapart, d’un « scandale, terrible, ancien ».
« Cela ne fait pas de ceux qui bénéficient des droits humains des privilégiés. Juste, ils ne sont pas victimes. Ne pas être victime, n’est pas en soi bénéficier d’un “privilège”. »
La notion installe donc une fausse symétrie : l’infériorisation d’une partie de la population est effectivement un scandale majeur, mais elle n’entraîne pas automatiquement une supériorité de l’autre partie (comme ce fut évidemment le cas par le passé dans l’univers colonial français).
L’origine américaine de la notion implique en fait un biais essentiel : même si la France et les Etats-Unis partagent un passé esclavagiste, qui a produit un étiquetage racial au service de la domination, ces derniers ne sont sortis d’un système institutionnel de ségrégation qu’à une date récente, à la différence de la France . Surtout, continue à s’y appliquer une règle d’hypo-descendance (la fameuse one drop rule : il suffit d’une goutte de sang «noir» pour être catalogué comme tel) : cet instrument généalogique permet d’attribuer une identité raciale non ambiguë à chaque individu et installant une grande clarté distinctive entre « blancs » et « noirs », évacuant du même coup toute prise en compte du métissage. Il y a là un effet déformant dont il est extrêmement difficile, même pour les esprits les plus avertis, de se dégager… Et jamais les mouvements antiracistes aux Etats-Unis n’on remis en cause ce principe de classification raciale des personnes.
Lexique coloriste
Cette fausse symétrie se reflète dans l’évolution même du lexique racial. Est ainsi apparu, à l’aube de la colonisation ibérique, le substantif negro pour désigner un individu à partir de sa couleur. Il a donné en français le terme nègre, doté d’une forte connotation péjorative, qui a commencé à être systématiquement employé à partir du milieu du XVIIe siècle.
Le terme blanc, lui, a d’abord été utilisé comme adjectif : ce n’est qu’assez tardivement que s’opère progressivement sa substantivisation. Le terme est absent du Code noir (le dominant n’est pas nommé par sa couleur mais à partir d’un statut social, celui de « maître »). C’est essentiellement à la fin du XVIIe siècle, du moins dans les colonies françaises, qu’une identité raciale blanche se construit par fermeture du groupe.
Car la racialisation qui fait la particularité de l’esclavage colonial a impliqué une autonomisation de la « race » dans le champ social : les caractères phénotypiques se sont mis à avoir une valeur propre, servant à positionner les individus et les lignées dont ils procèdent, dans l’échelle sociale. L’efficacité particulière du racisme coloriste procède ainsi largement du recours à des réalités somatiques naturelles dont on ne peut modifier l’aspect, ce qui transforme une contingence biologique en fixité sociale.
L’esclavage colonial laisse, à la différence de l’esclavage antique, une trace visible dans l’apparence même des descendants de ceux qui en ont été victimes, et continue, à travers ce lien généalogique inscrit sur l’enveloppe des corps, à segmenter interminablement la société…
Comme l’avait déjà pensé Tocqueville dans une analyse lumineuse des relations entre race et esclavage,
« ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens était de modifier la loi, chez les modernes, c’est de changer les mœurs et (…) la difficulté commence là où l’antiquité la voyait finir ».
Retournement du stigmate
La race, instrument d’oppression et de domination, n’a pu dans l’histoire qu’être imposée à ceux qui la subissaient, relevant de ce qu’on désigne par le terme « assignation », une assignation imposée à partir d’une marque physique. Certes l’on sait que la notion a connu dans le dernier siècle une mutation paradoxale, dans la mesure où elle a pu être appropriée et revendiquée de l’intérieur, du côté des anciens (et parfois toujours) dominés. Même si elle est imposée du dehors par assignation, elle est en conséquence simultanément et continuellement créée du dedans, expression de la façon dont un agrégat d’individus minorés peut la revendiquer pour se définir en tant que groupe contre un système d’oppression, à partir d’une expérience partagée de souffrances et de luttes.
C’est par le mécanisme bien connu de retournement du stigmate que les descendants des victimes du système ont pu se construire une identité, arborant désormais la couleur de leurs ancêtres opprimés comme instrument de revendication et arme politique. Le socle identitaire sur lequel l’ancien préjugé reposait est donc demeuré en place, renvoyant désormais, non plus à l’ancienne assignation mais à un contenu de conscience.
Mais réintroduire une assignation forcée des individus à leur apparence, les enfermer dans des cases phénotypiques à leur corps défendant en leur interdisant la liberté de choisir leur identité, ne fait que reproduire les anciens schèmes mentaux de la division raciale, avec leur charge essentialiste qui réduit les individus à la couleur de leur peau. On contribue ainsi à renforcer une certaine conception de l’identité ethno-raciale, favorisant le développement d’une politique des identités, à quelque extrémité de l’échiquier politique où l’on se situe et on ne fait alors que cristalliser les catégories raciales pour les siècles à venir.
La race n’est pourtant qu’une fiction ténébreuse, que voulaient dissiper les paroles éclairantes de Frantz Fanon dans « Peau noire, masques blancs » :
« Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc (…) Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc (…). Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent (…). Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
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