Law and Disorder

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À une crise sanitaire qui existe bel et bien, mais qu’il aura passé l’essentiel de son temps à minimiser, Donald Trump essaie d’en juxtaposer une autre, sécuritaire celle-là, mais créée de toutes pièces. C’est ainsi qu’au nom de « la loi et l’ordre », alors qu’il est notoire qu’il obéit à un réflexe qui ne consiste jamais qu’à semer le désordre, son gouvernement a déployé la semaine dernière des forces fédérales à Portland, en Oregon, pour y mater les manifestations antiracistes, au mépris des objections et des prérogatives des autorités municipales démocrates. Non content d’avoir envoyé « plein d’anarchistes en prison »,M. Trump avait menacé d’envoyer des agents fédéraux dans plusieurs autres grandes villes « hors de contrôle », ce qu’il a fait mercredi à Chicago où il juge la situation « pire qu’en Afghanistan, et de loin ».

On nage ici en plein délire. Au fond, il s’agit surtout de salir par tous les moyens les démocrates qui jouent, à l’échelle municipale américaine, un rôle politique important. M. Trump n’a eu de cesse de réduire à des « troubles » les manifestations largement pacifiques qui ont submergé les États-Unis après le meurtre en mai de George Floyd, mort étouffé sous le genou d’un policier à Minneapolis. Il embrouille grossièrement les électeurs en amalgamant le mouvement antiraciste et les problèmes de criminalité que vivent en effet, et ce, depuis longtemps, de nombreuses villes du pays.

Les Américains y verraient plus clair si la très écoutée et très républicaine chaîne Fox News n’était si propagandiste. Si Sean Hannity, l’une de ses plus imbuvables vedettes, ne réduisait pas la vie politique à une guerre sainte contre les « bolcheviks » qui ont pris le contrôle du Parti démocrate et qui ont fait de M. Biden une « marionnette» de leurs projets « d’extrême gauche ».

À cent et quelques jours de la présidentielle, le président sent sûrement la soupe chaude. Et c’est parce que la soupe est chaude qu’il s’est résigné mardi à reconnaître la gravité de la pandémie de COVID-19 et à recommander le port du masque. Pour le moment. On aura compris que ce n’est pas tant la résurgence du coronavirus qui le fait réagir que les sondages qui le disent, à répétition, en chute libre face au démocrate Joe Biden.

L’envoi de forces fédérales à Portland, puis maintenant à Chicago et à Albuquerque, est consternant, car la logique est une logique d’occupation. Depuis une semaine à Portland, des manifestants ont été arrêtés par des agents non identifiés, emmenés dans des véhicules banalisés, interrogés sans justification puis relâchés. Des voix autrement modérées sont allées jusqu’à parler de dérive fasciste. D’autres font valoir que le geste de la Maison-Blanche revient à encourager la formation d’une nébuleuse paramilitaire à laquelle vont vouloir se joindre des militants d’extrême droite… Parmi les agents dépêchés à Portland, certains appartiennent à un groupe de la Border Patrol, spécialisé dans la lutte antidrogue. Sa mauvaise réputation la précède en matière de respect des droits de la personne. Et son leadership est aveuglément pro-Trump.

Nombre de maires démocrates — de Portland, Seattle, Chicago, Atlanta, Kansas City, Washington… — ont dénoncé auprès du gouvernement fédéral ce « déploiement unilatéral » d’agents dans les rues des villes en lui demandant de renoncer à ses projets. En vain.

Il n’est pas inhabituel que le nombre de fusillades et d’homicides augmente en été dans les grandes villes américaines. Mais elles connaissent cette année une flambée de violence particulièrement grave — à New York, Chicago et Atlanta, entre autres — et ses victimes sont majoritairement afro-américaines.

La crise économique induite par la pandémie y est évidemment pour quelque chose. Mais il faut aussi pointer la grève du zèle par des corps policiers municipaux dont les dirigeants, comme à New York, résistent aux réformes systémiques que le meurtre de M. Floyd a rendues urgentes. Dans l’immédiat, la réduction des budgets des services policiers décidés par les conseils municipaux de certaines villes fait débat. Mais il y a un abcès plus fondamental à crever : celui par lequel les policiers ont pu se doter avec le temps, par convention collective, de protections qui les blindent contre toute obligation d’imputabilité. Ainsi en est-il de Minneapolis où les efforts de réforme déployés par un conseil municipal indéniablement progressiste se heurtent à la résistance au changement de Bob Kroll, le président réactionnaire de la fédération locale des policiers. Il représente un cancer qui a métastasé dans bien des villes, dit son ancien maire R.T. Rybak. Aussi, le comportement du président américain ne fait pas qu’occulter les problèmes de santé sociale que soulève ce cancer, il les amplifie.

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