Kamala Harris ou non?
C’est à tout un jeu d’équilibriste que le candidat à la présidence Joe Biden doit se livrer entre la fougueuse aile gauche du Parti démocrate et son establishment centriste bien établi. À moins de 100 jours de la présidentielle du 3 novembre, M. Biden est certes favorisé par l’effondrement généralisé de la popularité de Donald Trump et une extraordinaire convergence d’événements, y compris dans les « battleground states » qui ont voté pour lui en 2016. Si toutefois les démocrates serrent les rangs autour de leur candidat, le parti demeure une coalition agitée par des intérêts et des convictions divergentes, comme en font foi les efforts que des bonzes de Wall Street ont déployés en juin dernier pour défaire la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), égérie de la gauche radicale américaine, à la primaire du 14e district de New York — ce qu’ils n’ont heureusement pas réussi à faire.
Collée à ce contexte, l’actualité disserte ces jours-ci sur l’identité de la colistière dont M. Biden décidera de retenir les services à titre de candidate démocrate à la vice-présidence. Il a fait savoir mardi qu’il annoncerait son choix la semaine prochaine, du moins avant la tenue de la Convention démocrate « virtuelle » de la mi-août. Beaucoup s’attendent maintenant à ce que, sauf surprise, son choix se porte sur Kamala Harris, sénatrice de Californie, 55 ans, de père jamaïcain et de mère indienne, connue pour avoir été de la plus récente course à l’investiture présidentielle du Parti démocrate.
En débat télévisé contre Bernie Sanders en mars dernier, M. Biden avait fait de l’effet en déclarant tout de go qu’il ferait équipe avec une femme. Audace calculée, il va sans dire : face à un président aussi misogyne, décider que son colistier sera colistière procédait d’un geste de « distanciation sociale » élémentaire. Qu’on s’emballe autour de l’initiative fleurant bon le progressisme de M. Biden montre bien, d’autre part, que l’accès des femmes au pouvoir reste contrôlé. On ne peut évidemment pas non plus parler d’un geste inédit : il y a eu Geraldine Ferraro avec le démocrate Walter Mondale en 1984 ; et l’inénarrable et réactionnaire Sarah Palin avec le républicain John McCain en 2008.
Les pressions existaient déjà pour que cette colistière soit noire, vu l’importance de l’électorat afro-américain pour le Parti démocrate en général et pour M. Biden en particulier. Elles sont devenues incontournables avec le meurtre par asphyxie de George Floyd par un policier en mai dernier à Minneapolis et avec l’immense vague de manifestations antiracistes qui s’en est suivie.
Les États-Unis n’ont pas fini d’affronter leurs démons raciaux. Si M. Biden est bien, à 77 ans, le candidat « de transition » qu’il dit être, les événements l’auront sans doute forcé à foncer dans une direction qu’il n’aurait pas pu envisager il y a six mois.
Les spéculations ont placé très loin en tête de liste Mme Harris. Mais il y a aussi Stacey Abraham, presque élue gouverneure de la Géorgie en 2018, et Val Demings, représentante de Floride et ex-cheffe de la police d’Orlando ; il y a Susan Rice, ancienne conseillère de Barack Obama, et Karen Bass, représentante de Californie, très investie dans les efforts de réforme policière. M. Biden faisant son choix doit composer avec des considérations d’âge, d’idéologie et de géographie. Mais toutes sont des candidates progressistes de grande qualité qui apporteraient de la profondeur à sa présidence — si tant est qu’il accepte de la mettre à profit.
Parce qu’il faut relativiser. Par définition, la fonction de vice-président présuppose une loyauté indéfectible au président. Vu sous cet angle, il existe un rapport inévitable de subordination qui fait qu’objectivement, il n’y a rien de vraiment révolutionnaire à confier la fonction à une femme. Dit autrement, et pour reprendre ce qu’en disait récemment la philosophe féministe Kate Manne, y placer une femme, loin de constituer une menace à l’ordre patriarcal établi, se trouve en fait à le conforter.
Biden élu, il faudra donc que sa vice-présidente ait son mot à dire dans les affaires du monde comme lui-même l’a eu sous Barack Obama. Qu’elle prenne en quelque sorte le relais de ce dernier. Qu’elle soit entendue et influente. Que, pour faire progresser les États-Unis socialement, sa désignation ne soit pas que symbolique et électoralement intéressée. Et aussi que toutes ces « extrémistes » qui, comme AOC, font si peur à M. Trump comme à une partie non négligeable de l’establishment démocrate continuent de prendre leur place dans la vie politique américaine.
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