La proposition de l’ancien président de faire disparaître l’obstruction systématique ne risque-t-elle pas d’accentuer la polarisation des voix ? Le point de vue de Rafael Jacob.
La matinée du 30 juillet dernier a été marquée par une sortie particulièrement explosive du président des États-Unis : il a appelé dans un tweet à reporter l’élection du 3 novembre prochain. Les propos de Donald Trump ont soulevé tellement d’intérêt et d’inquiétudes qu’ils ont relégué au second plan une sortie de son prédécesseur faite plus tard ce jour-là et dont les retombées pourraient être tout aussi sinon plus décisives.
Lors des funérailles nationales du représentant et champion des droits civiques John Lewis, Barack Obama a pour la première fois explicitement appelé à l’abolition de l’obstruction systématique (filibuster), une règle parlementaire aux apparences peu spectaculaires, mais aux implications extrêmement importantes.
Résumée simplement, l’obstruction systématique permet de bloquer un projet de loi au Sénat américain s’il n’obtient pas une « super majorité » d’au moins 60 voix sur 100. Contrairement à la Chambre des représentants, où une majorité simple (50 % + 1) suffit pour faire adopter une mesure, le Sénat place la barre plus haut : un minimum des trois cinquièmes.
L’idée est simple : puisqu’il est historiquement rare pour un parti politique, particulièrement depuis les dernières décennies, de détenir 60 sièges, pratiquement tout projet de loi majeur doit faire l’objet d’un minimum de compromis entre les deux partis. Par exemple, même lorsque le Parti républicain détient la Maison-Blanche et une majorité dans les deux chambres du Congrès, la minorité démocrate maintient un pouvoir de négociation au Sénat.
Cet exemple n’est pas qu’hypothétique puisque c’est précisément ce qui s’est produit lors des deux premières années de la présidence Trump. C’est également ce qui s’était produit lors de la présidence Bush, alors que les démocrates, minoritaires au Sénat, s’appuyaient ardemment sur l’obstruction systématique pour faire obstacle. Parmi les farouches défenseurs de la pratique à l’époque figurait un certain… Barack Obama, sénateur de l’Illinois.
Or, les vents politiques ont tellement soufflé depuis le début du mandat de Trump que les démocrates ont désormais bon espoir de se trouver aux commandes de la Maison-Blanche, du Sénat et de la Chambre au lendemain des élections de novembre. Et ils aimeraient avoir les coudées franches pour gouverner.
Les conséquences d’un tel changement seraient profondes — non seulement pour le programme politique du parti au pouvoir, mais aussi pour le système politique et, de façon plus large, pour la société américaine.
Outil d’obstruction ou garde-fou ?
L’argument premier des partisans de l’abolition de l’obstruction systématique tourne généralement autour de son utilisation malsaine ou abusive. Il est vrai qu’elle doit notamment sa triste réputation à son utilisation répétée et excessive au milieu du XXe siècle pour bloquer la législation fédérale sur les droits civiques.
Puis, sa fréquence a explosé depuis la fin du siècle dernier, contribuant à torpiller plusieurs des réformes majeures des quatre dernières présidences. À quoi bon tenir des élections si personne n’est en mesure de légiférer après coup ? En quoi un système est-il démocratique si une minorité de sénateurs représentant une minorité d’électeurs peut tout bloquer ?
Or, si cette règle est la source de maintes frustrations, elle offre également une certaine protection par rapport à des élans partisans qui pourraient sérieusement chahuter la structure politique et sociale. Dans un pays aussi hétéroclite et dans un système politique aussi polarisé, où les deux grands partis sont idéologiquement très loin l’un de l’autre, qu’arrive-t-il lorsque l’un d’eux peut n’en faire qu’à sa tête sans aucune considération pour l’autre ? Qu’arrive-t-il lorsque l’autre, une fois revenu au pouvoir quatre ans plus tard, peut imposer unilatéralement des changements tout aussi radicaux dans l’autre direction ?
Certes, les partisans de la gauche pourront, une fois aux commandes, accorder plus de pouvoir aux syndicats et sévir contre l’industrie pétrolière ; mais lorsque, inévitablement, leurs adversaires de droite reprendront les rênes, ils devront aussi se préparer à voir l’avortement frappé d’interdit après 20 semaines de grossesse et le système fédéral de retraite privatisé. Et ainsi de suite…
Alors que les votes décisifs sont actuellement détenus par les sénateurs les plus modérés de part et d’autre — les plus susceptibles de fournir leur appui au parti adverse —, abolir l’obstruction systématique risque de marginaliser ces voix plus tempérées. Au contraire, les voix les plus radicales des deux partis se verront renforcées, n’étant plus contraintes par le besoin de solliciter le moindre appui d’adversaires ne souscrivant pas déjà à leur cause.
Certes, cet ultime outil de compromis rend actuellement difficile toute volonté de légiférer à Washington. Mais n’est-ce pas préférable à l’accentuation de la polarisation que ne manquerait pas de provoquer sa suppression ?
Si Joe Biden et son parti balaient les élections de novembre comme le laissent actuellement présager les sondages, ce sera forcément un débat auquel le nouveau président n’échappera pas. Et son ancien patron, Barack Obama, vient de s’assurer que la pression sera à son maximum.
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