Les scènes de violence se multiplient aux États-Unis, non seulement entre les manifestants de Black Lives Matter et la police, mais entre les deux camps des anti et des pro-Trump. Il ne s’agit plus d’exiger la justice pour les victimes de bavures policières ou le racisme latent des mentalités. Ces enjeux sont devenus secondaires. La question raciale n’est plus qu’un emblème. De même, les partisans de Trump, sans revendications précises, ne prétendent que vouloir rétablir l’ordre. La véritable ligne de partage de ces « États-désunis » est de nature religieuse, opposant deux visions du monde.
On a, d’un côté, la vision libérale, démocratique, qui prône le dialogue, la spiritualité, avec la part de naïveté indissociable de projets qui, pour progresser, s’orientent par un idéal. Sa figure tutélaire est Obama, ses défenseurs, les minorités, son référentiel, l’humanité. De l’autre, on a la foi identitaire qui prône l’usage de la force, le retour à la ségrégation, le matérialisme et le cynisme sous-jacent qui accompagne toujours les hiérarchisations humaines. Son idole est Trump, ses défenseurs, les classes populaires blanches victimes de la désindustrialisation, son référentiel, un Occident dominateur. Les uns visent l’universel à travers sa diversité, les autres la « fiction identitaire » de l’exceptionnalisme américain. Aussi pourrait-on comparer les manifestants aux protestants cherchant à se défaire de la tutelle papale et les pro-Trump aux catholiques voulant universaliser (katholikos) leur identité particulière.
Que la question raciale ait été le déclencheur de ces déchirements confirme que l’enjeu est d’ordre sacré. Sacré de l’humanité d’un côté, sacré de l’« America First » de l’autre. La question n’est plus celle de l’amélioration de l’existence humaine, mais de la définition de l’être humain. C’est pourquoi le mépris a remplacé les arguments. Quand on voit les trumpistes défiler armés sur leur 4×4, aspergeant les manifestants de gaz répulsif à ours, on peut se demander si c’est une preuve ou une réponse à la formule de Hillary Clinton — qui lui aurait fait perdre l’élection — qualifiant les partisans de Trump de « déplorables ».
Les différences se sont ainsi radicalisées en clivages, et les clivages en sécession. L’autre est un hérétique qu’il faut condamner, non un semblable avec qui il faut composer. La « civilisation des mœurs » démocratiques est en péril. Le dialogue suppose que les différences s’inscrivent dans un monde commun où les conflits violents sont convertis en disputes argumentées. Mais il faut pour cela des enjeux concrets sur lesquels faire consensus : partage des richesses, mesures sanitaires, politique industrielle, etc. Or la confrontation actuelle ne vise plus le vivre-ensemble mais au contraire la victoire d’une certitude à tout prix, avec d’un côté la « cancel culture », de l’autre la « post-vérité ». Il ne s’agit plus de faire avancer des enjeux, mais de décréter un Bien et un Mal. Retour au Moyen Âge. Ou peut-être seulement à ce XXe siècle dont les totalitarismes voulaient rétablir une vérité humaine indiscutable.
Quand une partie de la population soutient un présidentiable qui affirme qu’il pourrait tuer quelqu’un sur la 5e avenue « sans perdre un seul vote », c’est qu’on a changé de référentiel. Il n’est plus question de choix politiques, mais d’une foi qui transcende le réel, la vérité, la morale : le vivre-ensemble a été écrasé entre le ciel des certitudes et l’enfer de la guerre civile.
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