Icône progressiste, la juge à la Cour suprême des Etats-Unis est décédée vendredi à 87 ans, déclenchant une bataille politique pour son remplacement. La professeure Anne Deysine y voit à la fois une source de grande inquiétude et un test pour la démocratie américaine.
Professeure émérite à l’université Paris-Nanterre, spécialiste des questions juridiques et politiques aux Etats-Unis, Anne Deysine est l’autrice de Les Etats-Unis et la démocratie(1) et La Cour suprême des Etats-Unis(2). Elle revient sur le décès de la juge Ruth Bader Ginsburg et ses conséquences, à un mois et demi des élections américaines.
Quelle est votre première réaction au décès de Ruth Bader Ginsburg ?
D’abord, il faut être triste qu’elle décède dans cette situation, où on fait passer au deuxième plan son legs, qui est fabuleux, et on se jette directement dans la bataille politique. Ça c’est ma première réaction. La deuxième, c’est qu’on va sans doute être confronté à l’absence totale de principes de Mitch McConnell (le chef de la majorité républicaine au Sénat). En 2016, il avait refusé de même examiner la candidature du juge Merrick Garland, proposée par Obama huit mois avant l’élection, à la suite du décès du juge Scalia. Cette fois, il a annoncé sans état d’âme son intention de faire approuver le juge qui sera nommé par Trump, alors que la présidentielle n’est que dans six semaines.
Les démocrates ont-ils des armes pour s’y opposer ?
En termes institutionnels, au Sénat, ils n’en ont aucune. McConnell a décidé qu’il rentrerait dans l’histoire comme celui qui a changé la coloration de la Cour suprême. Et donc, il tient sa majorité, ses troupes, qui sont terrifiées par Trump et de ne pas être réélus. À mes yeux, il n’y a quasiment aucune chance que des sénateurs républicains se rebellent. Il suffit de voir quelle a été leur attitude pendant la procédure d’impeachment. Aucun sénateur républicain, à l’exception de Mitt Romney, n’a eu le courage de voter contre Trump.
Cela laisse aux démocrates l’arme de la mobilisation médiatique. Mais la chambre d’écho médiatique de droite est plus puissante que celle de la gauche. À court terme, la question est : est-ce que les démocrates, pas au sens du parti démocrate, mais au sens littéral, à savoir ceux qui souhaitent un semblant de démocratie aux Etats-Unis, vont être suffisamment forts pour empêcher les républicains de faire ce qu’ils ont eux-mêmes empêché Obama de faire en 2016. Mais je ne suis pas très optimiste.
Ce qui va se jouer dans les semaines à venir est donc historique ?
C’est un tournant dans l’histoire des Etats-Unis. Car outre les dégâts que pourrait entraîner la nomination d’un sixième juge conservateur à la Cour suprême, si les institutions, si l’opinion publique laissent faire cela, cela veut dire que tous les mécanismes que les pères fondateurs avaient essayé de mettre en place ont disparu. Ce sera inacceptable et cela montrerait le manque total d’intégrité des républicains, s’ils parviennent à faire le contraire de ce qu’ils ont fait il y a quatre ans. S’il n’y a pas de résistance, cela rejoindra l’une des thèses que je développais dans mon dernier livre, à savoir que les démocraties meurent quand ses acteurs ne résistent pas. Il y a eu aux Etats-Unis une érosion des normes, qui a commencé avant Trump. Mais là, on se trouve vraiment à un moment pivot.
Quel impact ce sujet peut-il avoir sur la campagne ? Donald Trump, en difficulté ces derniers mois, critiqué pour sa gestion du coronavirus ou sa réponse au mouvement de contestation antiraciste, peut-il en tirer profit ?
En termes de communication et surtout en termes de voix, il a tout à y gagner. Il y a deux semaines, son administration a d’ailleurs publié une nouvelle liste de juges, candidats potentiels à la Cour suprême, de plus en plus jeunes et idéologues. Car Trump se rend bien compte que c’est un atout électoral fabuleux, notamment pour consolider son soutien au sein de l’électorat évangélique. L’accord conclu récemment entre Israël, les Emirats et Bahreïn, allait dans ce sens.
Ces derniers mois, plusieurs décisions de la Cour suprême ont suscité des critiques des conservateurs, notamment celle sur l’avortement en juin [la Cour, par cinq voix contre quatre, a déclaré inconstitutionnelle une loi de Louisiane imposant des restrictions drastiques au droit à l’avortement, ndlr]. Le président de la Cour, le «Chief Justice» John Roberts, qui est indéniablement un conservateur, mais aussi un institutionnaliste attaché à la crédibilité et à la légitimité de la Cour, avait été le vote pivot, aux côtés des progressistes. D’une certaine manière, et pour des raisons stratégiques, il avait empêché que la Cour opère un virage total à droite. Avec ce siège à combler, Trump va pouvoir dire à sa base : «C’est notre chance d’avoir cinq vrais juges conservateurs, en plus du Chief Justice Roberts, qui ne l’est pas vraiment».
A l’inverse, pour le camp démocrate et progressiste, le décès de Ruth Bader Ginsburg n’est pas seulement la perte d’un siège. C’est aussi celle d’une figure…
Elle était en effet l’icône du progressisme, du droit des femmes, de l’égalité. En outre, elle jouait aussi un rôle très important à la Cour, car elle était la «senior judge» de l’opposition progressiste. Elle va être remplacée par le juge Stephen Breyer, nommé presque en même temps qu’elle et qui est également une pointure sur le plan intellectuel. Mais il n’aura pas le même rayonnement qu’avait «RBG». Pour vous donner un seul exemple, je suis intervenue devant les démocrates de l’étranger et comme cadeau, ils m’ont offert des chaussettes et un tee-shirt à l’effigie de Ruth Bader Ginsburg. Il y a partout des cadeaux, des gadgets, des expos sur elle. C’était une icône et par son rayonnement, elle pesait. Quand elle lisait une opinion de dissidence à la Cour, pour montrer combien elle était opposée à la majorité conservatrice, c’était repris par les médias. Cela avait un poids certain. Cela continuera avec Breyer, mais moins.
Le fait qu’elle ait été une icône peut-il aussi servir de catalyseur à la mobilisation électorale, notamment au sein de la jeunesse progressiste, que Joe Biden peine à convaincre ?
Il faut espérer qu’il y ait ce sursaut, cette mobilisation, même si malheureusement, cela ne permettra pas, a priori, d’empêcher l’approbation par le Sénat républicain d’un sixième juge conservateur à la Cour suprême. C’est en tout cas la seule nouvelle positive qui peut sortir de ce décès : que les jeunes, et plus largement certains démocrates, comprennent enfin l’enjeu crucial de la Cour suprême. S’ils ne le font pas maintenant, ce sera vraiment à désespérer.
Si les républicains parviennent à faire basculer la Cour vers une large majorité conservatrice, quelles pourraient être les conséquences ? On pense notamment au droit à l’avortement…
L’avortement est important, et c’est souvent le sujet qui intéresse le plus les médias. Mais il y a d’autres domaines qui sont tout aussi dangereux : le droit de vote, la séparation des pouvoirs, les pouvoirs du Président. Parmi les candidats juges qui figurent sur la liste de Trump, en plus d’être jeunes et idéologues, beaucoup ont travaillé dans l’administration et sont en faveur d’une vision extrêmement extensive des pouvoirs du président. Dans tous les domaines, on risque d’assister à un éclatement des contre-pouvoirs et à un recul sur les droits et les libertés.
Il faut comprendre que John Roberts, s’il est critiqué par la droite pour ses récentes décisions, reste très conservateur. Il a fait attention à ce qu’il y ait peu de décisions perçues comme partisanes, à cinq voix contre quatre. Mais cela n’a pas empêché la Cour de prendre des ordonnances qui sont systématiquement contre les libertés, pour un pouvoir étendu du Président, contre un usage étendu du droit du vote, par exemple sur le vote par correspondance. La situation était déjà sérieuse avant, même si le Chief Justice limitait un peu les dégâts et minimisait le glissement à droite, au moins en apparence. S’il perd ce rôle un peu modérateur, ça va être la porte ouverte, et pas uniquement sur l’avortement. Sur tous les sujets.
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