The Bermuda Triangle

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Le triangle des Bermudes

Le processus électoral n’est pas un jeu de téléréalité. Pourtant, c’est ainsi que les dirigeants de chaînes câblées ont paru l’aborder, contribuant à fragiliser plus encore une démocratie qui, selon le dernier rapport de Freedom House, glisse dangereusement dans le classement mondial. Ils participent au déclin des normes démocratiques, une détérioration perceptible à travers le processus de votation actuel qui dérive, lentement, vers le triangle des Bermudes du 3 novembre.

D’abord, à 16 jours de l’élection, 17,4 millions de personnes ont déjà voté, 8 % des inscrits. Cet engouement est un accomplissement. Mais cela correspond aussi au fait que la moitié des Américains craint d’avoir des difficultés pour voter le 3 novembre — tant en raison de la pandémie que des tensions sociales. Et ce, bien que le vote par anticipation soit plus largement offert cette année : la plupart des États l’autorisent et 34 d’entre eux permettent d’invoquer la pandémie pour s’en prévaloir. Mais cette pratique diffère d’un État à l’autre : 11 États envoient directement aux électeurs un bulletin de vote par correspondance, 14 envoient automatiquement un formulaire pour solliciter un bulletin, 10 imposent d’en faire la demande, 5 estiment que la pandémie n’est pas une excuse valide pour voter par anticipation.

Ensuite, tant parce que le service postal est mis à mal par les décisions de la Maison-Blanche qu’en raison du doute que fait planer son occupant sur la fiabilité du procédé électoral, la confiance s’effrite — raison pour laquelle certains sont enclins à privilégier le vote en personne… Ainsi, 34 États permettent le vote par anticipation (en avance, en personne et sans motif) et 24 offrent la possibilité de voter aussi durant certaines fins de semaine avant l’élection. Il fallait cependant être sérieusement attaché à l’idéal démocratique pour attendre en ligne, jusqu’à dix heures, en Géorgie pour voter par anticipation cette semaine.

Or, à moins d’un raz-de-marée, la soirée électorale pourrait ne pas en être une, parce que le décompte pourrait s’étirer. En effet, certains États amorcent le décompte avant le 3 novembre et d’autres procéderont, avant la journée de l’élection, à la validation des bulletins par anticipation. D’autres encore ne le feront que le soir même, après la fermeture des bureaux de vote, ou bien accepteront les bulletins postés la veille ou le jour de l’élection même s’ils arrivent plusieurs jours après le 3 novembre. Enfin, les résultats pourraient être obérés par des poursuites judiciaires (dont certaines sont déjà en cours) et des demandes de recomptage (automatiques dans certains États, ou sollicités par un tiers dans d’autres). Ces disparités pourraient induire des variations importantes entre la comptabilisation du vote en personne le 3 novembre, et l’inclusion des votes par anticipation, des bulletins provisionnels, et des bulletins contestés et recomptés dans les jours qui suivront.

Enfin, il y a l’Histoire, qui témoigne de l’incidence des tensions sur l’issue des élections. Ainsi en va-t-il de novembre 2000, où le résultat de l’élection présidentielle repose sur les votes de Floride, et alors que de nombreux bulletins ne sont pas lisibles électroniquement ou présentent des ambiguïtés. Dans le comté de Miami-Dade, 10 750 bulletins posent problème ; or, dans l’édifice où se déroule le recomptage, des opérateurs payés par le parti républicain manifestent agressivement (les « Brooks brothers riots »). Le bureau électoral du comté, ébranlé, suspend le recomptage. Sa décision est lourde de conséquence : alors que la Cour suprême des États-Unis estime (à 5 contre 4) qu’il n’est plus possible de respecter les échéances électorales, le décompte s’arrête, figé en l’état : la Floride tombe dans l’escarcelle de George W. Bush… preuve de l’importance du vote d’un seul des neuf juges à la Cour suprême.

Dans cet esprit, il faut se souvenir qu’en 2018, le comté de Broward (Floride) a demandé une protection policière, tant les manifestations républicaines insécurisaient les scrutateurs. En 2020, dans le comté de Fairfax, les manifestations trumpistes perturbent le vote par anticipation au point de pousser les autorités à ouvrir un bâtiment pour y abriter les électeurs qui attendaient de voter. Or, cette présidentielle est la première depuis 40 ans au cours de laquelle le parti républicain pourra déployer des patrouilles aux abords des bureaux de vote — ce qui lui avait été interdit en 1982, au motif que cela visait à intimider des minorités s’apprêtant à voter. Dans ce contexte, les propos du président, contestant par anticipation la validité des résultats tout en faisant un appel du pied à l’extrême droite, ne peuvent être minorés. Son refus de désavouer des groupes radicaux (qui n’est pas sans incidence, comme en atteste le complot visant la gouverneure du Michigan) est à mettre en lien avec l’appel de Donald Junior à constituer une « armée » pour éviter que l’élection ne soit « volée ».

Dans ce contexte, chaque acteur de la vie politique américaine a un rôle à jouer pour éviter que la démocratie américaine ne se perde dans ce triangle des Bermudes. Et il n’y a pas lieu de parler de neutralité dans ce domaine. Il n’y a pas deux côtés à la médaille. Les choix de chaînes câblées comme NBC tombent dans le registre des décisions qui emportent des conséquences plus larges et valident la théorie du chaos de Lorenz. Ces décisions, qui renforcent ceux qui transgressent sciemment des règles essentielles au fonctionnement démocratique, sont profondément obscènes pour les électeurs qui, individuellement, jouent le jeu de la démocratie. De la même manière que les faits et la science doivent prévaloir, seules les valeurs et les normes du débat démocratique priment. Toute autre posture n’est que lâcheté ou cupidité. Le débat démocratique n’est pas The Apprentice.

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