Élections américaines : « Cette polémique de la fraude est permanente »
À quelques heures ou jours du résultat des élections américaines, Didier Combeau, essayiste et spécialiste des États-Unis, décortique un système électoral complexe qui peut faire élire le président de-la-plus-grande-démocratie-du-monde avec une minorité de voix. Il revient aussi sur quatre ans de trumpisme qui ont exacerbé les fractures de la société américaine, de plus en plus focalisée sur les identités.
Quels sont les enjeux de l’élection américaine ?
Didier Combeau : Tout ce qui peut séparer les Démocrates des Républicains est un enjeu de ce scrutin. En clair, la question raciale, l’immigration, l’assurance santé, l’environnement, la politique étrangère avec un possible retour dans l’accord nucléaire iranien, à l’OMS ou dans l’Accord de Paris sont des enjeux. C’est aussi, en cas de victoire de Joe Biden, la question de la réforme des institutions en général et de la Cour Suprême en particulier. Trump a, durant son mandat, eu l’occasion de nommer trois juges conservateurs à la Cour Suprême. Ces juges sont nommés à vie et, comme les nouveaux nommés sont jeunes, la Cour Suprême, qui compte 9 membres, risque d’être conservatrice pendant longtemps. Les Démocrates parlent d’augmenter le nombre de juges de la Cour Suprême pour restaurer l’équilibre. Ces questions institutionnelles ne sont pas souvent évoquées mais elles se poseront si Biden remporte l’élection. Lui-même est un centriste, un démocrate de l’establishment, mais l’aile gauche de son parti va essayer de peser sur ces sujets-là.
À quelques heures des résultats vous risqueriez-vous à un résultat ?
Joe Biden a été en tête pendant la plus grande partie de la campagne mais, depuis la défaite d’Hillary Clinton en 2016, tout le monde est désormais assez prudent sur les pronostics. L’élection aux USA est très complexe puisqu’elle se fait par État. Il suffit quelquefois de quelques centaines de voix pour faire basculer l’élection. Par exemple, en 2000, c’est l’État de Floride qui a été déterminant et Bush a gagné sur Al Gore d’à peine 600 voix. C’est pour ça que les sondages ne permettent pas toujours de prévoir le résultat des élections.
Quel est ce mécanisme du vote qui permet d’être vainqueur alors qu’on n’a pas la majorité ?
Le système des grands électeurs est très différent de notre suffrage universel direct. Ce système permet au président d’être élu en n’ayant pas la majorité des voix. Il y a en tout 538 grands électeurs répartis dans tous les États à raison de deux, attribués d’office à chaque État, petit ou grand, et d’autres attribués en fonction de la démographie de l’État. Cela fait qu’il y a 55 grands électeurs pour 40 millions d’habitants en Californie, soit un pour 700 000 habitants, alors qu’il y en en 3 dans le Wyoming, ce qui représente 1 pour 200 000 habitants. La voix d’un électeur du Wyoming compte donc plus que celle d’un Californien, et le système avantage les petits États. Aux États-Unis, les citoyens votent directement dans chaque État pour un candidat. Trump ou Biden font la course en tête devant d’autres concurrents qui ne sont qu’anecdotiques. Celui qui arrive en tête remporte tous les grands électeurs de l’État. C’est le système instauré dans 48 États. Seuls le Maine et le Nebraska ont un système un peu plus proportionnel. Traditionnellement, certains États sont acquis aux Républicains et d’autres aux Démocrates. Par exemple, la Californie et New-York sont acquis aux Démocrates. Qu’ils y gagnent les élections avec 51% ou 99 % des voix ne change rien quant au résultat électoral : ils emporteront tous les grands électeurs. Pour devenir président des États-Unis, il faut la majorité absolue des grands électeurs, soit 270. Le Texas est traditionnellement républicain mais des observateurs se demandaient s’il n’allait pas basculer du fait de bouleversements démographiques récents avec plus de jeunes citoyens et d’Hispaniques qu’auparavant. Ça n’a pas été le cas. Or, le Texas c’est 38 grands électeurs sur les 270 nécessaires pour remporter les élections. Pour toutes ces raisons, les sondages sont difficiles à interpréter et la marge d’incertitude est grande. Pour me lancer sans trop m’engager, je dirais qu’il y a des chances que ce soit Joe Biden, mais on n’est jamais à l’abri d’un retournement.
En quoi ce scrutin est-il particulier ?
Cette élection n’est pas comme les autres. Il y a d’abord la personnalité de Trump. On parlait des enjeux de cette élection mais en fait elle s’est vite transformée en un référendum pour ou contre Trump. Et puis cette année est placée sous le signe du Covid qui bouleverse la donne. Trump, qui comptait s’appuyer sur son bilan économique avant la crise sanitaire, doit y renoncer puisque l’économie américaine, comme toutes les autres, plonge. C’est aussi à cause de cette pandémie que tous les États ont privilégié le vote par correspondance. Or, c’est un enjeu important. Les catégories qui s’abstiennent – les Afro-américains, les jeunes notamment – sont aussi les catégories qui votent le plus pour les Démocrates. L’intérêt des Démocrates est de pousser ces gens-là vers les isoloirs alors que celui des Républicains n’est pas de faciliter le civisme !
De nombreuses polémiques apparaissent sur le vote par correspondance. Par exemple, on se pose la question de savoir si les bulletins qui arriveront après mardi – mais avec un cachet de la poste daté du 3 novembre – seront comptabilisés. La Pennsylvanie et ses 20 grands électeurs a demandé à ce que l’on considère comme valide les bulletins réceptionnés jusqu’au 6 novembre. Du coup, difficile d’imaginer que les résultats seront connus de manière fiable avant cette date, sauf si le score entre les candidats n’est pas serré et que les 20 grands électeurs de cet « État balance » ne sont pas indispensables. Les Républicains ont attaqué cette décision en justice mais la Cour suprême a refusé de se saisir de ce cas si peu de temps avant les élections, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne s’en saisira pas après !
D’autres polémiques surgissent aussi. La Poste aurait du mal à acheminer les bulletins. Les démocrates pointent le rôle du chef du service postal fédéral qui est aussi un donateur de la campagne de Trump. On voit donc apparaître la polémique selon laquelle la poste ne ferait peut être pas tout ce qu’il faut pour que les bulletins arrivent à temps.
D’où les suspicions de fraudes à chaque élection ?
Cette polémique de la fraude est permanente avec ce système électoral complexe et décentralisé. Depuis 2000, les Républicains souhaiteraient que l’on présente une pièce d’identité pour pouvoir voter, ce qui nous paraît naturel, mais n’est pas le cas aux États-Unis. Tout simplement parce qu’il n’y a pas à proprement parler de carte d’identité. Il faudrait alors présenter un passeport, un permis de conduire ou même un permis de port d’armes pour voter. Mais pour les Démocrates, ces permis nécessitent de prendre des cours et coûtent de l’argent, comme la délivrance d’un passeport. Ils estiment que les moins motivés pour voter seraient encore plus découragés de participer aux élections.
Sans papiers d’identité, comment vote-t-on alors ?
Là encore, cela dépend là des États et même des Comtés. Il y a des endroits comme au Nevada où on signe sur un registre et on vérifie juste la signature. Dans l’État de New-York, il y a en plus une description physique du citoyen alors qu’en Californie, il suffit d’inscrire son nom et adresse sur un registre. Les assesseurs vérifiant juste que les coordonnées figurent bien sur le registre électoral. Les systèmes sont donc plus ou moins fiables. Les Républicains, en général et Trump, en particulier, dénoncent une fraude très répandue alors que ses adversaires tendent à dire que c’est négligeable. La vérité est certainement quelque part entre les deux ! Mais c’est sur ces bases que s’appuiera Trump pour contester l’élection s’il est battu d’une courte majorité. Si l’élection est très serrée, alors cela pourra être la Cour suprême qui désignera le vainqueur comme ça avait été le cas pour Bush lors de son duel avec Al Gore.
Donald Trump a déjà dit qu’il contesterait les résultats s’il est battu. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ce qui donne sa légitimité à une élection démocratique c’est bien que le perdant accepte d’avoir perdu. Alors que là les règles du jeu sont contestées ouvertement par Donald Trump. Il est vrai que Trump dit toujours ce qui lui passe par la tête, sans filtre. Mais rien ne dit que les Démocrates ne contesteraient pas l’élection si la question se posait. On n’est jamais à l’abri d’une surprise.
D’une mauvaise surprise même ! Comment qualifiez-vous les années Trump ?
Quatre années chaotiques bien sûr. Il faut cependant distinguer la personnalité de Trump et le fond de son programme. Trump n’avait aucune d’expérience politique quand il est arrivé à la Maison-Blanche et a géré les États-Unis comme une entreprise. Ça a décontenancé à peu près tout le monde. Ce coup de force a été possible parce que l’électorat américain est très segmenté, beaucoup plus qu’en France par exemple, simplement parce qu’on a le droit de faire des statistiques sur des catégories de personnes. Aux États-Unis, on sait comment votent les Noirs, les Hispaniques, les femmes, les femmes hispaniques, les hommes noirs, et du coup les politiques vont chercher les voix chez les femmes, chez les Noirs, chez les hommes blancs avec diplôme, chez les hommes blancs sans diplôme. Et Trump a fait pareil, il est allé chercher les voix des hommes blancs sans diplôme.
On évoque les émeutes et les violences en cas de victoire de Biden par les milices trumpiennes. Qu’en pensez-vous ?
À partir du moment où il suffit d’un État pour que l’élection bascule, les risques de colère, d’émeutes et de violences ne sont pas à exclure. Surtout dans un pays très fracturé. Une telle fracturation est un problème, les partis ont beaucoup de mal à avoir une offre universaliste. Le parti démocrate est devenu depuis les années Reagan, le parti des minorités. L’universitaire démocrate Marc Lilla est très critique sur son parti qui est devenu le parti des communautés, sans autre consistance que l’agglomérat des identités. Lui-même constatait que, lorsqu’il lance désormais un débat à l’université, ses étudiants commencent leur argumentation en disant : « En tant que femme, en tant que gay, en tant qu’Hispanique… je pense que ». Que l’identité soit l’alpha et l’oméga de l’argumentation politique n’est pas une bonne chose. Ce patchwork ne peut pas fabriquer un universalisme. Le parti démocrate est devenu le parti de tout le monde, sauf des hommes blancs hétérosexuels peu diplômés. Trump a su exploiter ce sentiment de laissés pour compte de cette partie-là de la population. Ils lui ont permis d’accéder au pouvoir avec une autre partie de l’électorat, les millionnaires à qui il a promis des baisses d’impôts, qu’il a réalisées. C’est cette alliance contre nature qui a porté au pouvoir le personnage de Trump. Mais, avec l’émiettement de la société américaine, la fracturation est profonde et perdurera après lui. Les clans s’opposent très violemment au moins dans la rhétorique et les slogans, même si la violence physique n’est pas aussi importante que l’on pourrait le croire. Certes, on voit des armes dans les meetings et les manifestations, ce qui peut donner l’impression d’extrême violence mais ceux qui arborent ces armes sont le plus souvent dans une posture idéologique. Il s’agit de montrer à tous qu’ils sont les descendants des révolutionnaires et des pionniers. En Amérique, depuis des années, les taux de criminalité sont en baisse. Mais, bien sûr, ce que je dis à l’instant T risque ne plus être exact dans quelques jours parce que, dans un tel contexte, on ne peut pas exclure des émeutes entre les milices suprématistes et les antifa ou les militants de Black Lives Matter.
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