Pour mieux comprendre ce qui se passe dans la folle politique des États-Unis, il faut retourner au 3 novembre, tard dans la soirée, lorsque Fox News, d’habitude farouche partisan de Trump, a eu le toupet de déclarer Joe Biden victorieux dans l’Arizona, où Trump l’avait emporté contre Hillary Clinton en 2016 avec une marge de plus de 90 000 voix. Ironie extraordinaire étant donné que Fox et son propriétaire, Rupert Murdoch, ont énormément profité du phénomène Trump et qu’un tel revers dans un fief républicain a alors brusquement balayé l’espoir que le président pourrait, contre toutes les indications des sondages, s’en tirer gagnant.
Apparemment outré, Jared Kushner, le gendre de Trump, a téléphoné à Murdoch pour contester la nouvelle annoncée par ses prétendus alliés. Nous ne connaissons pas la réponse de Murdoch, mais on sait qu’il n’a pas renoncé ; passé minuit, malgré les accusations d’erreur lancées contre Fox par les trumpistes sur Twitter, l’analyste électoral de Fox, Arnon Mishkin, est apparu sur le plateau et a enfoncé le clou : « Désolé, mais le président ne va pas pouvoir prendre le dessus et gagner assez de voix. Nous ne sommes pas dans l’erreur dans ce cas particulier. »
Et voilà comment la célébrité s’effondre dans la culture médiatisée et dégradée de l’Amérique. Créature de télévision, de Twitter et, il y a plus longtemps, des échotiers de New York, Trump a été gommé par le chef d’entreprise le plus influent du monde anglo-saxon, comme dans un épisode de télé-réalité. Trump a beau hurler « le média, c’est moi ! », la réalité capitaliste a prouvé le contraire. Comme l’ancienne vedette de cinéma jouée par Gloria Swanson dans le film Sunset Boulevard, Trump a continué à s’admirer dans la glace sans voir que son maquillage cachait un visage flétri et une audience en baisse. Le soir du scrutin, Murdoch a incarné le réalisateur Cecil B. DeMille, qui dans le film permet à la comédienne Norma Desmond de lui rendre visite sur un plateau de tournage sans la moindre intention d’accepter son scénario ni de lui offrir un nouveau rôle.
J’avoue que la politique n’est pas seulement un spectacle et que Trump a été battu par une opposition aussi furieuse que ses partisans. Il y avait de quoi en détester certains dans la bande de criminels qui entouraient notre voyou en chef. Murdoch, pour sa part, est un éditeur orgueilleux, qui ne se laisserait jamais intimider par le gendre d’un simple président. J’imagine qu’il a ri sous cape en écoutant les plaintes d’un Kushner désespéré, alors que lui, dernier baron de la presse authentique, se réjouissait de son scoop. En réalité, c’est Murdoch et News Corporation qui fonctionnent comme adhérents du « gouvernement permanent », plus puissants que les épouvantails du « Deep State » sans cesse brandis par le président.
Reste à voir si les plus de 74 millions d’Américains qui ont voté pour Trump représentent un mouvement ou une impulsion. Grand comédien, leader d’un culte ou nouveau chef du Parti républicain, Trump a certainement pourri l’esprit politique en Amérique. En revanche, le rejet populaire du président pour sa conduite grotesque (dans l’Arizona, semble-t-il, pour ses répugnantes injures contre John McCain) pourrait être vu comme l’aube d’un renouvellement démocratique. Mais j’en doute.
L’égoïsme crapuleux qui déforme l’espace public aux États-Unis n’a pas débuté avec Trump à la Maison-Blanche ; il en est le symptôme, et non pas la cause, qui, elle, remonte à l’attitude simpliste et anticivique de Ronald Reagan (lui-même comédien de profession et grand admirateur de l’archi-individualiste Margaret Thatcher) et au narcissisme extrême de Bill Clinton, qui courait les jupons et les dons de campagne avec à peu près le même enthousiasme. On est loin de Jimmy Carter, le dernier président qui a fait un véritable effort pour placer les intérêts du pays au-delà de l’argent, des partis politiques et de l’idéologie américaine de « destin manifeste » octroyé par Dieu à notre pays « exceptionnel ». Avec toutes ses déclarations sur le thème America First !, Trump a surtout donné priorité à sa famille et à ses copains. Son assassinat gratuit du général iranien Soleimani était dans la tradition Bush-Obama-Biden et montre combien il se fichait des soldats ordinaires qui ont souffert (avec de graves commotions cérébrales) des effets de la réplique de Téhéran. Les forces militaires américaines restent éparpillées partout dans le monde, et Biden ne trouvera pas une grande différence dans l’ordre mondial depuis son départ du pouvoir en 2017. Les électeurs trumpistes, séduits par le faux populisme de leur héros, sont toujours gouvernés par l’oligarchie qui l’a précédé, dont Wall Street, le Pentagone, les grands médias,les chefs des deux partis politiques et maintenant le second avènement du gouvernement Obama.
Interviewé dans Le Monde l’année dernière, le souverainiste français de gauche Jean-Pierre Chevènement a bien constaté le défi pour une France soumise à la bureaucratie bruxelloise ; il en va de même pour l’Amérique : « Ce qui compte avant tout, c’est la restauration du civisme, il faut refaire un peuple de citoyens. » Pour cela, il faut reconnaître que la « défiance populaire à l’égard des politiques vient aussi du fait qu’on a refusé de voir le gigantesque transfert de compétences vers des instances non élues et qui n’ont de comptes à rendre à personne ». Ce n’est pas la restauration de l’ancien régime qui va ramener l’autodétermination perdue.
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