Midi, 20 janvier 2021. Le président Biden est désormais le chef d’État. Le visage du pays dans le monde. Le commandant en chef des forces armées. Il a entre les mains les codes d’authentification nécessaires pour utiliser l’arme nucléaire. Comme l’écrivait Tocqueville il n’y a pas tout à fait 200 ans, il est le symbole de l’unité du pays.
On peut souffler, puisque le pays est enfin de retour aux portes de la normalité. Ou pas.
S’il y a un retour à une forme de décence, le pays que prend en charge Joe Biden n’est plus celui de 2016. Les quatre années qui se sont écoulées, les semaines rocambolesques de cette présidence qui se sont égrenées beaucoup trop lentement, jusqu’aux derniers jours qui n’en finissaient plus de s’étirer, tous ont redéfini profondément ce qu’est ce pays. 25 000 tweets, 282 ordres et décrets, 400 000 morts de la COVID et 300 séjours de golf plus tard, le gouvernement Biden repart de loin, alors que bien des pas en arrière ont été faits depuis 2016.
D’abord, sur le plan de l’architecture judiciaire et administrative du pays. S’il est un domaine où le gouvernement Trump a été exceptionnellement efficace (avec le concours du Sénat), c’est dans les nominations judiciaires : avec trois juges à la Cour suprême et 54 juges dans les cours d’appel fédérales — dans certains cas inversant le rapport juges libéraux-conservateurs —, ce legs va redessiner le droit des États-Unis sur plusieurs décennies. Mais cela va plus loin encore. La tradition de « l’enfouissement » permet à certains conseillers dont les postes sont temporaires et les nominations politiques de survivre au changement de régime en intégrant la fonction publique et… le « Deep State ». Pourraient demeurer aux échelons les plus élevés de l’administration des idéologues, des trumpistes qui contribueraient à ralentir le retour à la normale, alors que nombre de fonctionnaires expérimentés ont été limogés (ou poussés vers la sortie) au cours des quatre dernières années, au point d’éviscérer certains départements, de les priver de compétences et de l’expérience pourtant plus nécessaires que jamais.
Ensuite, c’est d’un pays divisé, laminé par la pandémie que le tandem Biden-Harris prend le gouvernail. Comme d’autres avant lui, qui ont eu à faire face à des guerres mondiales, des pandémies, des séismes économiques, la tâche est colossale. Mais elle l’est peut-être plus encore en raison de ces fractures parfois abyssales. De celles auxquelles le président Lincoln a dû s’atteler lorsqu’il a appelé des volontaires à venir défendre la capitale en 1861 — la dernière fois avant 2021 où on a vu des soldats dormir dans le Capitole. Comment réconcilier un pays dont une part importante de l’électorat (près de 80 % des républicains) remettait encore en question la légitimité de l’élection de Biden il y a quatre semaines à peine ? Comment apaiser le pays alors que, sous l’empire de la peur, les ventes d’armes ont augmenté de 73 % en 2020 par rapport à l’année précédente, ajoutant 21 millions d’armes aux 393 millions en circulation en 2019 ?
La menace vient de l’intérieur. Elle est blanche, suprémaciste, antigouvernementale. En hausse constante sous les deux mandats d’Obama, elle a donné à lieu à des rapports sans ambiguïté des services de renseignement au début de l’automne. Or, cette mouvance utilise le vecteur du populisme trumpien, qui a lui-même phagocyté le Parti républicain : à la manière d’un coucou, le trumpisme a fait son nid au sein du GOP, évinçant les plus modérés et dotant les extrêmes d’une légitimité politique à travers la voix de certains représentants à la Chambre. Un retour à la normale peut-il s’opérer alors que Trump — muni de son propre média (en ligne) et/ou parti (patriote) — a annoncé qu’il ne s’effacerait pas de la vie politique ?
De surcroît, à l’instabilité sécuritaire et à la menace sanitaire (et économique à terme) il faut ajouter celle des changements climatiques. Mais là aussi, le gouvernement Biden doit commencer par réparer les dommages, reconstruire le maillage de régulations environnementales (concernant l’eau, l’air, l’exploitation pétrolière et gazière) laminé par le gouvernement Trump, régénérer le réseau de scientifiques publics démantelé au cours des quatre dernières années, restaurer le discours officiel autour de la reconnaissance des changements climatiques. Dans tout cela, réintégrer l’Accord de Paris paraît presque le plus facile à faire. Reconstituer l’héritage de 2016 fait également perdre un temps précieux — qu’importe la bonne volonté.
Enfin, en politique internationale, comment rétablir la confiance envers les États-Unis si l’on imagine que le prochain président peut tout défaire en un (inévitable) claquement de doigts ? L’ampleur de la destruction des quatre dernières années, dont on ressentira les effets au cours de la prochaine décennie, est à ce stade incommensurable. Tout comme le 11 Septembre ou la guerre en Irak de 2003 définissent encore les termes du monde actuel, les politiques trumpiennes vis-à-vis de l’Europe, d’Israël, de l’Iran, de la Chine, de la Russie, de la Syrie, de la Corée du Nord vont se faire sentir comme autant de répliques au séisme initial. Certaines décisions ne pourront être remises en cause (comme vis-à-vis de la Chine). D’autres prendront bien plus de temps à refaire qu’elles n’en ont pris à être défaites (comme avec Cuba). Les abus à la frontière, la séparation des familles, la cruauté institutionnalisée ne cesseront d’être rappelés lorsque le président voudra invoquer la morale, le respect des droits de la personne, la nécessité de promouvoir l’État de droit et la démocratie dans le monde. Quel sera l’impact sur l’accélération de la désoccidentalisation du monde, sur le déclin de la démocratie libérale, sur l’(in)stabilité du système international ? Car la question n’est pas de savoir s’il y aura un impact, mais bien quelle sera son ampleur… le battement d’ailes du papillon, encore et toujours.
Changement de style, changement de ton, changement d’ambiance… mais rien de tout cela ne permettra à la présidence Biden de se dispenser d’une indispensable mise à niveau du pays, préalable requis pour remettre le pays sur les rails. Il nous faudra peut-être retenir notre souffle… encore un peu.
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