The 2 Monsters of New York

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Les deux brutes de New York

Andrew Cuomo est gouverneur de New York et son frère Chris, animateur d’une émission quotidienne à CNN. Mais qui sont-ils vraiment ?

Après avoir visité les États-Unis au début du XIXe siècle, l’aristocrate français Alexis de Tocqueville a décidé de publier ses observations. Dans son classique De la démocratie en Amérique, il remarque l’absence d’une « conscience des classes » dans la jeune république où, contrairement à l’Europe monarchique, tous peuvent aspirer aux mêmes positions sociales et au même traitement.

En principe.

Dans les faits, bien sûr, depuis le début de l’histoire américaine, des gens — particulièrement des hommes — ont pu bénéficier de leur nom de famille pour gravir les échelons sociaux et se maintenir au sommet plus facilement que l’ensemble de leurs concitoyens. Seulement depuis le milieu du XXe siècle, il y a eu les Adams, les Roosevelt, les Rockefeller, les Udall, et, évidemment, les Kennedy et les Bush.

Il y a aussi les Cuomo.

Le défunt Mario Cuomo a été élu trois fois gouverneur de l’État de New York dans les années 1980 et 1990. On le considérait pendant la majorité de cette période comme la plus grande vedette nationale potentielle du Parti démocrate, même s’il a refusé à répétition de se présenter à la présidence.

Deux de ses cinq enfants occupent aujourd’hui des postes de prestige et d’influence énormes : Andrew, 63 ans, à son tour gouverneur de New York depuis maintenant une décennie ; et Chris, 50 ans, animateur titulaire d’une émission quotidienne d’affaires publiques à CNN dans le créneau le plus compétitif des chaînes de nouvelles câblées américaines.

Le grand frère

Andrew Cuomo s’est fait un nom sur la scène nationale — voire internationale — au plus fort de la pandémie. Présenté et perçu comme un dirigeant solidement aux commandes et à l’écoute de la science, il jouait en quelque sorte le rôle de figure d’opposition en temps réel à la gestion chaotique et déjantée de Donald Trump à Washington.

Il s’est rapidement bâti un énorme réservoir de « capital politique » — son taux d’approbation dépassant les 70 % au printemps, il était pressenti comme président en devenir. Il a même reçu un prix Emmy (l’équivalent américain de nos Gémeaux) pour ses conférences de presse télévisées quotidiennes sur la pandémie.

Ironiquement, l’État qu’il dirigeait connaissait le pire bilan au pays, et presque au monde, quant aux morts liées à la COVID–19 par nombre d’habitants. S’il formait une nation indépendante, l’État de New York présenterait le pire bilan des décès, hormis la microrépublique de Saint-Marin, avec 2436 morts par million d’habitants en date de jeudi, soit le double du taux du Québec.

L’écart entre la perception populaire et la réalité était déjà à couper le souffle.

Dans les faits, dès l’éclatement de l’épidémie, Cuomo avait, sans grande fanfare, formellement ordonné aux résidences pour personnes âgées de son État d’admettre des patients infectés à la COVID. Des semaines et des milliers de morts plus tard, après que le décret eut fait l’objet d’un début d’attention médiatique, il a été retiré du site Web de l’État — comme s’il n’avait jamais existé.

Le château de cartes a tenu pendant des mois — jusqu’à ce qu’il s’écroule enfin. D’abord avec le rapport-choc de la procureure générale de l’État — une démocrate, comme le gouverneur —, qui a signalé au début de 2021 des données extraordinairement inexactes fournies par l’administration Cuomo sur les décès dans les résidences pour personnes âgées. On aurait dû déclarer au moins le double de ce qui a été officiellement comptabilisé.

Quelques jours plus tard, une des plus importantes conseillères de Cuomo a admis aux législateurs de l’État que les données n’étaient pas simplement inexactes : elles avaient été délibérément falsifiées par l’équipe du gouverneur.

En même temps que les chiffres étaient trafiqués, Cuomo signait un autre décret, peu remarqué à l’époque, accordant une protection légale aux dirigeants d’hôpitaux et de résidences pour aînés contre des poursuites potentielles. Ce n’est que plus tard qu’on s’est aperçu que les associations d’hôpitaux et de résidences pour personnes âgées avaient versé quelque deux millions de dollars dans la cagnotte électorale de Cuomo.

Loin d’être vu comme le futur chef du gouvernement américain, Andrew Cuomo a plutôt aujourd’hui ce dernier aux trousses, puisqu’il fait l’objet d’une enquête criminelle du FBI.

Et cela ne concerne que l’exercice de ses fonctions officielles.

Mercredi matin, l’ex-attachée de presse de Cuomo, Karen Hinton, a publié un texte dans lequel elle dépeint sa relation professionnelle avec le gouverneur comme l’équivalent d’être prisonnière d’un mariage dans les années 1950 — un environnement de travail toxique où règnent l’intimidation et, pour utiliser l’expression de Hinton, la « culture du pénis ».

Ce texte a mis la table pour un autre publié plus tard la même journée par Lindsey Boylan, une haut placée du gouvernement de New York, dans lequel elle affirme avoir été victime, ainsi que de nombreuses autres femmes craignant trop Cuomo pour témoigner, d’agression et harcèlement sexuels de la part du gouverneur.

Ce dernier s’y serait pris verbalement — demandant à Boylan, par exemple, de jouer avec lui au strip poker, ou encore l’invitant seule à son bureau lors d’une fête de Noël pour lui montrer, sourire en coin, une boîte de cigares qu’il aurait reçue de Bill Clinton (de façon à ce qu’elle comprenne très bien la référence évidente à Monica Lewinsky).

Et il s’y serait pris physiquement — lui touchant à répétition le bas du dos et les jambes, puis, à la suite d’une rencontre professionnelle, l’embrassant sur la bouche sans le moindre signe d’invitation à le faire.

Le petit frère

Dans à peu près toute organisation ou structure respectable, il y a des lois et des clauses visant à empêcher les conflits d’intérêts. À CNN, cela voulait dire ne pas permettre à Chris Cuomo, pour des raisons évidentes, de parler en ondes de son frère… jusqu’à ce que la pandémie frappe en 2020.

Dès lors, alors qu’Andrew Cuomo se voyait offrir la plus importante tribune de sa carrière, son frère cadet a été encouragé à amplifier cette dernière de façon incalculable en l’invitant à répétition. S’il y avait complicité, il y avait aussi complaisance — extrême complaisance. Évidemment, il ne fallait pas se surprendre de ne pas voir Chris Cuomo adopter en face du gouverneur de l’État de New York la posture agressive réservée à d’autres politiciens à son émission. Ils étaient frères, après tout ! Ce n’est pas pour rien qu’on avait interdit cette pratique à l’origine.

Alors, pourquoi le permettre dans ces circonstances ? Au moment où la catastrophe s’abattait sur l’État, le public aurait été en droit de s’attendre à ce que l’on pose au gouverneur des questions plus musclées. Sans avoir jamais réellement répondu à cette question, CNN a annoncé la semaine dernière, alors que le scandale engouffrait Andrew Cuomo, que la politique interdisant à Chris Cuomo de parler de son frère aîné en ondes serait soudainement réinstaurée.

Bien sûr, une autre solution aurait, en principe, été possible : retirer à Chris Cuomo le privilège d’utiliser son micro. Pas parce que son frère est gouverneur, mais parce que, des mois avant la crise du coronavirus, l’animateur avait publiquement menacé l’intégrité physique d’un citoyen lors d’un échange verbal — ce qui, dans l’État de New York, constitue un crime.

Au début de la pandémie, Chris Cuomo a été infecté à la COVID–19 et, alors qu’il se servait quotidiennement de sa plateforme pour dénoncer les gens qui ne respectaient pas les consignes sanitaires, il a violé sa propre quarantaine, insultant notamment un homme croisé sur une place publique. Et il a menti ouvertement aux téléspectateurs à ce sujet. Puis il a continué à outrepasser les règles sanitaires de l’édifice où il loge — des mesures encouragées, doit-on le rappeler, par son frère, gouverneur de son État de résidence.

***

L’ère Trump a pu en désensibiliser plus d’un. L’une des conséquences des dernières années est que le fait de cautionner, implicitement ou même explicitement, les pires excès du président des États-Unis a fait perdre à plusieurs l’autorité morale nécessaire en situation de scandale.

Tout citoyen est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire — incluant Andrew et Chris Cuomo. Toutefois, plusieurs citoyens ordinaires ont ou auraient vu leur carrière prendre fin, leur emploi leur être retiré, pour moins. Or, aujourd’hui, Andrew Cuomo dirige toujours le quatrième État américain en importance ; et Chris Cuomo continue à piloter son émission soir après soir, comme de rien n’était.

Dans la démocratie américaine, où le principe d’égalité est censé régner, comment est-ce possible ?

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