Riyadh, Morality and Diplomacy

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Début février, Joe Biden annonçait le retrait du soutien des États-Unis à la guerre meurtrière menée depuis 2015 par l’Arabie saoudite chez son voisin du sud, le Yémen. « Cette guerre doit cesser », avait martelé le président en mettant fin au soutien stratégique à Riyad et aux ventes de munitions dites « de précision », qui, malgré leur « précision » — et peut-être à cause d’elle —, ont causé des souffrances indicibles à la population civile de ce pays.

Cette aide avait été accrue par Donald Trump — ce supposé « non-interventionniste » en matière militaire, alors qu’on peut trouver plusieurs exemples du contraire —, qui s’affirmait comme un soutien inconditionnel, enthousiaste même, de la dictature saoudienne.

Trois semaines plus tard, le même gouvernement Biden enfonce le clou en rendant publique la note de la CIA affirmant que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, alias MBS, était sans l’ombre d’un doute à l’origine de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en octobre 2018 à Istanbul.

Ces deux gestes forts augurent-ils d’un nouveau tournant dans la relation des États-Unis avec leurs partenaires du golfe Persique — et, au premier chef, avec l’Arabie saoudite ?

C’est possible. Car au-delà d’un volatile sursaut « moral » dans une relation marquée systématiquement, depuis 70 ans, par les intérêts économiques, géostratégiques et par un grand cynisme politique, il y a des raisons structurelles qui peuvent aujourd’hui changer fondamentalement cette relation.

L’entente historique entre les États-Unis et l’Arabie saoudite tenait du pacte avec le diable. En substance : « Je t’achète ton pétrole dont j’ai absolument besoin, je te protège stratégiquement en te fournissant des armes à la tonne, et je ferme les yeux sur la dictature islamiste, la monarchie absolue, les guerres iniques, les mains coupées aux voleurs, les femmes voilées, les opposants assassinés et tutti quanti. »

Ce pacte n’est plus tenable en 2021. Jusqu’au début du XXIe siècle, près du tiers du pétrole consommé aux États-Unis provenait du golfe Persique. Aujourd’hui, les États-Unis produisent autant de pétrole qu’ils en reçoivent de l’étranger, et à peine 13 % de ce pétrole provient des pays du Golfe. Les États-Unis achètent désormais plus de pétrole… au Mexique qu’à l’Arabie saoudite !

Et c’est sans compter le déclin programmé des hydrocarbures dans l’équation énergétique des années qui viennent : une priorité stratégique de Joe Biden, grand partisan des énergies vertes.

Par ailleurs, l’équation militaire a aussi fondamentalement changé. Formée à l’époque de l’Union soviétique, l’alliance avec l’Arabie saoudite visait à contrer des ennemis qui n’existent plus.

Côté moral, la duplicité est certes toujours très présente en diplomatie, mais certaines choses ne passent plus : même un MBS préconise (hypocritement) une modernisation et des réformes « sociétales ».

Et puis, il y a la question de l’Iran. Riyad et Jérusalem incarnent une ligne dure face à Téhéran. Mais cette ligne a des adversaires à Washington, pour qui l’intransigeance anti-iranienne doit céder la place à une tentative de réintégrer Téhéran dans la diplomatie mondiale, en relançant les discussions sur le nucléaire et la présence stratégique de l’Iran dans la région.

Aujourd’hui, l’indignation sincère d’un Joe Biden devant la guerre au Yémen et un assassinat d’État le pousseront-ils à la rupture ?

N’allons pas trop vite en affaires. Les vieilles complicités ont la vie dure. Même le 11 septembre 2001 — avec 15 terroristes saoudiens sur 19 — n’avait pas ébranlé cette alliance. Aujourd’hui, des lobbies s’activent. Face à un Iran présenté comme l’ennemi absolu, Israël et l’Arabie saoudite (avec Bahreïn et les Émirats arabes unis) sont devenus des alliés de facto.

La publication du fameux « rapport » du renseignement américain a été suivie par une déclaration du secrétaire d’État, Antony Blinken, disant en substance « recalibrage, oui, rupture, non ». Et puis, même après cet avis explicite des services secrets sur la culpabilité meurtrière de MBS, aucune mesure — hormis le refus, jeudi dernier par JoeBiden, de le prendre au téléphone — n’a été prise contre lui.

Prudence, donc. La résistance est forte. Mais les plaques tectoniques bougent, inexorablement.

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