Academics Rally for Freedom of Expression

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Etats-Unis : des universitaires se mobilisent pour la liberté d’expression

La tache

Par Claire Levenson

Publié le 07/04/2021 à 17:52

Une nouvelle association regroupe plus de 200 professeurs de diverses obédiences politiques. Ils expliquent en avoir assez d’être menacés de sanctions s’ils heurtent la sensibilité des étudiants, particulièrement sur les questions de race et de genre.

En janvier, un professeur de droit de l’université de Chicago a été temporairement suspendu de ses fonctions parce que dans l’énoncé d’un examen, il avait inclus un cas fictif de discrimination au travail. Dans ce dernier, une employée noire était traitée de «n****». Le mot n’était pas écrit en entier dans le texte, mais les étudiants savaient qu’il s’agissait de « nègre » en anglais, un mot qui a une connotation raciste particulièrement violente aux États-Unis. Des étudiants se sont plaints, expliquant que ce mot « avait choqué » et « causé de la détresse et de l’anxiété à ceux qui passaient l’examen ». Ils ont ensuite demandé des formations antiracistes et l’administration a ouvert une enquête.

Pour soutenir les professeurs qui se retrouvent dans de telles situations, le politologue Keith Whittington et d’autres collègues de l’université de Princeton ont créé l’Academic Freedom Alliance (alliance pour la liberté académique), dont la mission est d’aider les universitaires à pouvoir « parler, enseigner et publier sans crainte de sanctions, harcèlement, punition ou persécution. »

DES PRESSIONS VENUES DE LA GAUCHE ET DE LA DROITE

« Les incidents connus du public ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il y a de nombreux autres cas qui n’attirent pas l’attention des médias » explique Whittington, qui précise que des dizaines d’universitaires ont déjà contacté son organisation pour demander de l’aide.

Le chercheur regrette au passage que la défense de la liberté d’expression soit désormais perçue presque uniquement comme un combat de droite. Pour contrer cette tendance, les fondateurs de l’organisation ont fait attention à recruter des membres de divers bords politiques, du philosophe d’extrême gauche Cornel West au juriste conservateur Robert P. George.

Keith Whittington précise que l’Alliance pour la liberté académique défendra les professeurs menacés par des pressions venant aussi bien de la gauche que de la droite. Il cite le cas d’un maître de conférences dont les cours ont été temporairement suspendus car il avait publié un tweet anti-police qui avait déclenché les foudres des conservateurs sur les réseaux sociaux. Mais ces derniers temps, la plupart des controverses impliquent des questions de race et de genre, comme lorsqu’un professeur a été suspendu pour avoir dit « ne-ga », un mot chinois qui ressemblait trop au mot « nègre » en anglais.

DES ÉTUDIANTS SE PLAIGNENT D’ÊTRE “TRAUMATISÉS”

Le contenu de l’enseignement, aussi, est en jeu. Selon la juriste Jeannie Suk Gersen, de nombreux professeurs de droit évitent de faire cours sur des cas d’agressions sexuelles et de viol car certains étudiants se plaignent d’être traumatisés par ces discussions.

L’historienne Amna Khalid, une des membres fondatrices de l’alliance, a fait l’expérience d’une transformation des normes du débat ces dix dernières années à l’université. « Il y a eu une explosion d’idées inspirées par la théorie critique de la race sur la justice sociale, explique-t-elle, et petit à petit, les mots ont perdu leur sens. Le mot ‘racisme’ est un terme qui a pris une connotation beaucoup plus large qu’auparavant, la terminologie est devenue très imprécise. À l’origine, raciste voulait dire quelque chose de précis, mais maintenant tout peut être raciste. »

“BEAUCOUP PRÉFÈRENT GARDER LE SILENCE”

Certains législateurs conservateurs veulent carrément interdire l’enseignement de la théorie critique de la race à l’école (avec plusieurs propositions de loi dans des États républicains). Amna Khalid s’oppose à ce genre de censure, mais considère que les idées inspirées par la théorie critique de la race (une interprétation du monde fondée sur des dynamiques d’oppressions raciales) ont tendance à être présentées comme le seul point de vue acceptable, sans possibilité de discussion.

Par exemple, alors que les formations sur la diversité, antiracistes et de « compétence culturelle » se multiplient sur les campus, les critiquer est devenu très périlleux pour les enseignants et les étudiants, quand bien même plusieurs études ont montré qu’elles n’étaient pas bénéfiques. « La conversation est structurée de façon très binaire. Soit vous êtes antiraciste et vous soutenez ces formations, soit vous êtes critique et cela veut dire que vous êtes raciste. Beaucoup préfèrent garder le silence plutôt qu’être accusés de racisme », explique-t-elle.

“LA GAUCHE A ABANDONNÉ LA BATAILLE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION”

Cette historienne spécialiste de l’Asie du Sud et de l’histoire de la médecine parle très fréquemment de questions de race et de genre en cours car il s’agit d’un angle qu’elle juge essentiel dans ses recherches. Ce qu’elle regrette dans les nouvelles tendances, ce n’est pas tant que ces questions soient abordées, mais qu’elles le soient d’une façon extrêmement « normative et dogmatique ». Elle a de nombreux étudiants qui ont peur de prendre la parole, de poser des questions lorsqu’il s’agit de sujets sensibles, car ceux qui remettent en question le discours dominant dans certaines facs courent le risque d’être vus comme réactionnaires.

« Malheureusement, la gauche d’aujourd’hui a abandonné la bataille de la liberté d’expression, explique Amna Khalid. Pourtant, historiquement, la liberté d’expression a toujours été une arme des plus faibles, une façon d’attirer l’attention sur les injustices. Mais maintenant, ceux qui défendent la liberté d’expression sont vus comme de droite. C’est aussi pour cela que beaucoup se taisent. »

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